Aristophane - Les Guêpes
Publié le 6 Novembre 2013
Aristophane Les Guêpes | |
Vomicléon s'en prend à son père paysan-juge à plein temps, et fou de l'être devenu. Le père répond au nom de Chéricléon. Au début de la pièce, ce sont deux esclaves qui prennent les spectateurs à témoin de la maladie de Chéricléon: une irrépressible manie de juger. Un véritable dialogue a lieu entre le père et le fils, le premier représentant le peuple athénien dupé par les sophistes et les démagogues, le second représentant la jeune génération qui s'efforce de retrouver l'espoir en renouant avec les valeurs de ses ancêtres. Vomicléon, comme Aristophane lui-même, est accusé de fomenter un retour à la tyrannie quand il s'attaque à ce qu'est devenue la démocratie: une tyrannie à six mille têtes. L'un des éléments du comique des Guêpes est que tout dans la pièce est prétexte à tourner en ridicule l'accusation de retour à la tyrannie.
Le second serviteur - C'est dans ce sens aussi que me parla la prostituée chez qui j'étais entré hier après-midi lorsque je lui demandai la posture à la cavalière, prise d'une violente colère, elle me demanda si je voulais rétablir la tyrannie d'Hippias!
Vomicléon - Voilà bien les propos que ces gens se plaisent à entendre; même aujourd'hui, parce que je veux faire que mon père, délivré de ces misérables façons de courir dès le point du jour aux délations et aux procès, mène la noble vie de Morychos, on m'accuse, en agissant ainsi, d'être conspirateur et d'avoir des visées tyranniques.
Chéricléon - Oui, par Zeus, et avec justice; car pour moi je n'échangerais pas même contre du «lait d'oiseau» l'existence dont tu me prives à présent. Ce qui me plaît d'ailleurs, ce ne sont ni raies ni anguilles, j'aimerais mieux un petit procès mignon que je mangerais cuit en cocotte, à l'étouffée.
Vomicléon - Pardi, c'est que tu t'es habitué à trouver du plaisir à ces affaires-là. Mais si tu consens à te taire et à écouter ce que je dis, je te remontrerai, je crois, qu'en tout cela tu t'abuses.
Chéricléon - Je m'abuse quand je rends la justice?
Vomicléon - Bien sûr, et tu ne t'aperçois pas que tu es la risée des gens que tu es près d'adorer. Tu es esclave, et tu ne t'en doutes pas.
Chéricléon - Cesse de parler d'esclavage, quand je commande à tout le monde.
Vomicléon - Non; tu sers, en croyant commander. Car enfin, dis-nous, mon père, quel fruit te revient-il de mettre à contribution l'Hellade?
Chéricléon - Énorme; [montrant le choeur] et voilà ceux que je prends pour arbitres.
Vomicléon - Eh bien, moi aussi. [Aux esclaves.] Lâchez-le donc tous.
[Ils obéissent.]
Chéricléon - Oui, et donnez-moi une épée; si je suis vaincu dans ce débat, je me transpercerai de mon glaive.
[On lui laisse une épée.]
Vomicléon - Dis-moi; et si - on ne sait pas - tu n'acceptes pas leur décision?
Chéricléon - Que jamais je ne boive de... salaire pur en l'honneur du bon Génie.
Le choeur - [à Chéricléon ] Maintenant c'est à toi qui es de notre école, de dire quelque chose de nouveau et de voir à paraître...
Vomicléon - [Interrompant] Oui, et tout ce qu'il dira, je vais loyalement le noter pour mémoire. Qu'on m'apporte mon écritoire au plus vite.
Le choeur - ... ne pas parler à la manière de ce jeune homme, car, tu le vois, tu es engagé dans un grand débat où tout est mis en question, attendu que [puisse-t-il en être autrement!] il veut l'emporter sur toi.
Chéricléon - [À Vomicléon ] Eh bien, toi, de quelle espèce paraîtras-tu, si l'on t'encourage de la sorte? [Au choeur.] Qu'arrivera-t-il donc, dites, vous autres, si celui-ci dans ce débat l'emporte sur moi?
Le choeur - C'en est fait de la troupe des vieillards inutile désormais et bonne à rien que ce soit. Raillés dans les rues, on nous appellera thallophores, sacs à antamosies.
Le Coryphée - Allons, ô toi qui vas soutenir contradictoirement toute la souveraineté qui est la nôtre, c'est le moment d'essayer résolument toute sorte de langage.
Chéricléon - Eh bien, dès le début et l'entrée en carrière, je prouverai que ce commandement, le nôtre, ne le cède à aucune royauté. Quel bonheur y a-t-il, quelle félicité plus grande maintenant que celle d'un juge? Quelle existence plus délicieuse, quel être plus redouté, en dépit de la vieillesse? Et d'abord, à l'heure où je sors de mon lit, des gens me guettent près de la balustrade, de grands personnages hauts de quatre coudées. Ensuite, dès que j'approche, je sens quelqu'un mettre dans ma main sa main délicate, voleuse des deniers publics. On me supplie, avec des courbettes, d'une voix lamentable: «Aie pitié de moi, ô père, je t'en conjure, si jamais toi-même tu as dérobé dans l'exercice d'une charge ou à l'armée, en faisant le marché pour les camarades!» Celui-là ne saurait même pas que j'existe, s'il n'avait été une première fois acquitté.
Vomicléon - Voilà pour les suppliants, notons.
Chéricléon - Puis, entré au tribunal, après qu'on m'a bien supplié et qu'on a effacé ma colère, une fois à l'intérieur, de toutes mes promesses je n'en tiens aucune, mais j'écoute les accusés employer tous les tons pour obtenir l'acquittement. Car, voyons, quelle flatterie un juge n'est-il pas dans le cas d'attendre? Les uns déplorent leur pauvreté et y ajoutent; les autres nous content des fables, d'autres, quelque facétie d'Ésope; tel autre plaisante pour me faire rire et déposer ma colère. Si rien de tout cela ne nous touche, aussitôt il fait monter ses marmots, filles et garçons, les traînant par la main; et moi j'écoute; et eux, baissant la tête ensemble, poussent des bêlements. Puis le père en leur nom me supplie comme un dieu, en tremblant, de l'absoudre du grief de mauvaise gestion: «Si tu aimes la voix d'un agneau, que la voix d'un garçon excite ta pitié». Et si j'aime les petites truies, c'est à la voix d'une fille qu'il me prie de céder. Et nous alors en sa faveur nous relâchons un peu la cheville de notre colère. N'est-ce pas là un grand pouvoir et la dérision de la richesse?
Vomicléon - Deuxième point que je note: la dérision de la richesse. Rappelle-moi aussi quels avantages tu retires de cette souveraineté que tu prétends exercer sur l'Hellade.
Chéricléon - Eh bien, quand de jeunes garçons passent l'inspection, il nous est loisible de contempler leurs parties. Et si Oiagros comparaît en accusé, il n'est pas absous avant de nous avoir récité une tirade de la Niobé, et il choisit la plus belle. Un joueur de flûte gagne-t-il sa cause, pour récompense il met sa mentonnière et joue une sortie aux juges quand ils se retirent. Si un père en mourant désigne un mari pour sa fille, son unique héritière, nous envoyons... à tous les diables le testament et la coquille qui avec une gravité imposante recouvre le cachet, et nous donnons la fille à qui par ses supplications a su nous toucher. Et tout cela, nous le faisons sans avoir de comptes à rendre, privilège que n'a aucune autre magistrature.
Vomicléon - C'est, vois-tu, le seul avantage, parmi ceux que tu as dis, dont je te félicite. Mais le testament de l'héritière, c'est mal à toi d'en enlever la coquille.
Chéricléon - De plus, quand le conseil et le peuple sont embarrassés de statuer sur une affaire importante, un décret renvoie les coupables devant les juges. On voit alors Euathlos et ce grand Colaconymos, celui qui a jeté son bouclier, affirmer qu'ils ne nous trahiront pas, mais qu'ils combattront pour le peuple. Et à l'Assemblée jamais orateur n'a fait prévaloir son avis, s'il ne dit qu'il faut congédier les tribunaux tout aussitôt qu'une seule cause a été jugée. Cléon lui-même, ce maître braillard, il n'y a que sur nous qu'il ne morde pas; il nous garde, au contraire, nous tenant dans ses bras et chassant les mouches. Et toi tu n'as jamais en quoi que ce soit traité ainsi ton père, alors que Théôros - et pourtant il n'est en rien un moindre personnage qu'Euphèmidès - tient l'éponge et, puisant au baquet, enduit nos chaussures de cirage. Considère de quels biens tu veux m'exclure et m'éloigner; est-ce là être esclave et en sous-ordre, comme tu prétendais le prouver?
Vomicléon - Emplis-toi de paroles. Il faudra bien que tu abdiques à la fin, pour ne pas faire l'effet d'un derrière indécrottable, cet empire ultra magnifique.
Chéricléon - Ce qui est le plus agréable de tout, je l'oubliais; c'est quand je rentre à la maison avec mon salaire, l'accueil qu'à mon arrivée tous me font à cause de cet argent. Et d'abord ma fille me lave et me parfume les pieds, et se penche pour me baiser, et, tout en m'appelant son cher papa, pêche avec sa langue le triobole dans ma bouche. Ma petite femme câline me sert une galette soufflée, puis, s'asseyant près de moi, me presse: «Mange ceci, avale cela». Voilà de quoi je jubile; je n'ai pas à craindre qu'il me faille jeter un regard sur toi et sur le sommelier, en me demandant quand il me servira à déjeuner, tout en sacrant et en grommelant dans la crainte d'avoir à me préparer vite une autre galette. En tout ceci je possède «un rempart contre les maux», «une armure protectrice des traits». Et si tu ne me verses pas de vin à boire, j'ai apporté avec moi l'âne que voici [il tire de son manteau une sorte de bidon] qui en est plein, puis je l'incline et m'en verse; et lui, la bouche bée, se met à braire et pète au nez de ta coupe avec un grand bruit de guerre. [plus animé.] N'est-elle pas grande, ma puissance, et en rien moindre que celle de Zeus, puisqu'on parle de moi tout comme de Zeus? Ainsi, quand notre assemblée est tumultueuse, chacun des passants s'écrie: «Comme il tonne, le tribunal, ô Zeus souverain!» Et quand je lance l'éclair, comme je les fais claquer des lèvres et s'embrener de peur, les riches et les plus huppés! Toi aussi tu me crains fort, oui, par Dèmèter, tu me crains; mais moi, que je meure, si je te crains.
Le choeur - Jamais nous n'entendîmes parler personne avec tant de netteté et d'intelligence.
Chéricléon - Non, mais il croyait qu'il pourrait vendanger aisément une vigne abandonnée; car il savait fort bien que là-dessus je suis de première force.
Le choeur - Et comme il a su tout dire sans rien omettre, si bien que je grandissais à l'entendre et me figurai être juge aux Îles des Bienheureux, tant j'étais charmé par ses paroles.
Chéricléon - Comme il étire ses bras à présent et ne se possède plus! [à Vomicléon] Je jure bien qu'aujourd'hui je ferai que ta mine sente le fouet.
Le choeur - [à Vomicléon] Il te faut ourdir toutes sortes de trames pour te tirer d'affaire. Car il est très difficile d'adoucir mon humeur quand on ne me parle pas dans mon sens.
Le Coryphée - Ainsi donc, c'est le moment, si tu n'as rien à dire, de chercher une bonne meule fraîchement taillée, qui soit capable de broyer ma colère.
Vomicléon - C'est une entreprise difficile et qui demande une forte intelligence, plus grande que celle des poètes comiques, que de guérir une maladie invétérée, infuse dans la cité. Cependant, ô notre père, fils de Cronos...
Chéricléon - Assez; point de «notre père». Si tu ne me montres à l'instant comment je suis esclave, rien ne pourra te sauver de la mort, dussé-je être exclu du partage de viandes.
Vomicléon - Écoute donc, mon petit père, et déride un peu ton front. Et d'abord calcule simplement, non avec des cailloux, mais sur tes doigts, le tribut qui nous revient au total des cités alliées; puis compte, en outre et à part, les impôts et les nombreux centièmes, les consignations, mines, marchés, ports, rentes, confiscations. En tout, cela nous fait environ deux mille talents. Prélève sur cette somme le salaire annuel des juges au nombre de six mille [il n'en réside jamais davantage dans ce pays]: cela nous fait bien, je pense, cent cinquante talents.
Source: Aristophane, Les Guêpes, tome II, texte établi par Victor Coulon et traduit par Hilaire Van Daele, Société d'édition Les Belles Lettres, 1924 |
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