Elie Faure - La fin de l'art grec

Publié le 5 Juillet 2015

Grand autel de Pergame, Berlin.

Grand autel de Pergame, Berlin.

".... l’âme grecque n’est plus qu’une écume s’évaporant à sa surface. L’homme a perdu son unité, ses efforts pour la ressaisir l’enfoncent dans une nuit plus épaisse. L’Autel ‘de Pergame, la dernière des grandes compositions d’ensemble que l’hellénisme nous ait léguée, est l’image de ce désordre. Là où était la sobriété est la richesse touffue, la confusion remplace l’ordre, le rythme s’affole et s’essouffle, l’effort mélodramatique étouffe toute humanité et la puissance oratoire se fait emphase et boursouflure. L’artiste, dans l’abondance de son verbe, étale avec fracas le vide de son esprit. Ce verbe est ardent, sans doute, d’une somptueuse couleur, tout secoué de clameurs et d’ébranlements, mais un peu comme un manteau chargé d’or et de gemmes où s’engouffre le vent. Scopas, du moins, n’avait pas peur des vides, il était trop vivant, la sève primitive ne l’avait pas abandonné. S’il n’avait rien à dire, il se taisait. Mais le sculpteur de Pergame redoute ces grands silences où l’esprit de Phidias, quand il quittait une forme pour aller vers une autre, glissait sur un flot invisible. Le sens de la continuité spirituelle des volumes lui est tellement étranger qu’il ne résiste pas au besoin d’y suppléer par la continuité factice d’un verbalisme extérieur. Il remplit les fonds, comble les trous, bouche tout espace visible. Quand on a peu de chose à dire, on parle sans arrêt. Le silence ne pèse qu’à ceux qui ne pensent pas.


Ces cris, ces yeux implorants, ces gestes désespérés ne répondent ni à l’éveil de la souffrance, ni à l’éveil de la pitié. La douleur a l’âge de l’esprit. Les hommes disparus n’avaient ignoré ni les drames de l’amour, ni les drames de la paternité, ni les drames de la guerre, ni les abandons, ni la mort, mais ils savaient y recueillir des accroissements de puissance. Quand l’homme aime la vie, il domine et utilise la douleur. C’est quand il n’agit plus que les larmes mènent le monde. Les héros larmoyants, les dieux épileptiques n’ont plus rien en eux de l’âme grecque, ils n’ont plus rien de l’âme humaine. Elle fuit par les bouches hurlantes, les cheveux dressés, l’extrémité des doigts, la pointe des lances, par les gestes qui l’éparpillent. Le monde est mûr pour adopter les dualismes antagonistes qui vont écarteler la civilisation. Ici la terre, là le ciel, ici la forme, là l’esprit. l leur est interdit de se rejoindre, de se reconnaître l’un dans l’autre. L’homme désespéré va errer dix ou douze siècles dans la nuit qui tombe entre eux. Déjà, les auteurs des groupes de mélodrame, le Laocoon, le Taureau Farnèse, et des suicidés romantiques ne sont plus des sculpteurs, mais des comédiens boursouflés. Le sentiment, qui va renaître dans lés foules, est mort chez les tailleurs d’images, domestiqués par les puissants. Leur science même est morte. Le statuaire est à peine un anatomiste appliqué qui suit avec exactitude le relief des muscles et le mouvement dramatisé que la mode prescrit à son modèle. La sculpture ne songe même pas à retrouver quelque chose du paradis perdu dans la divine ironie pour laquelle elle n’est pas faite et par qui Lucien de Samosate va consoler les esprits d’où le rationalisme impitoyable a chassé la foi. Les dieux ont déserté l’âme des artistes pour habiter le cœur des stoïciens qui les accueillent sans un mot."


Elie Faure, 1921

Elie Faure - La fin de l'art grec
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Rédigé par rafael

Publié dans #GRECE ANTIQUITE

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