Introduction à l'art islamique - Eie Faure
Publié le 3 Janvier 2017
"L’artiste maghrébin, dans les mosquées, dans les palais surtout, les alcazars, les alhambras d’Andalousie où le souvenir énervé erre des salles rouge et or, noires, émeraudes, bleu turquoise, aux grandes cours à colonnades, et des jardins dallés où le parfum des citronniers, des mimosas, des orangers alourdit l’air étouffant, aux ombrages immobiles sous lesquels les bassins de marbre offrent à l’image des ifs de longs miroirs d’eau pure, l’artiste moghrébin variait la forme des arcades et diversifiait ses aspects de salle en salle et d’alcôve en alcôve. Vide de formes animées, son cerveau cherchait à briser la monotonie de ses visions plastiques en combinant sans repos les lignes familières qu’il tordait dans tous les sens. Le plein cintre rapprocha ses pointes, s’incurva en fer à cheval, l’arc brisé s’allongea, se rétrécit, se raccourcit ou s’évasa, se chargea de stalactites, d’alvéoles comme une ruche à miel, s’échancra plus ou moins de festons et de dentelures. Et comme la formule s’épuisait, l’arabesque vint qui mordit la pierre, fouilla les moulures de plâtre où s’enchâssaient les vitraux de couleur, envahit l’encadrement rectangulaire des arcades, fit serpenter ses flammes jusqu’aux intrados bleus, rouges, blancs et or des niches, des berceaux, des voûtes qui permettaient d’échapper à l’uniformité torride du ciel et du sol extérieurs par les paradis multicolores étendus dans l’ombre fraîche et le silence au-dessus des eaux parfumées et des profonds divans.
Quand l’ornementation linéaire eut atteint son plein essor, elle envahit la mosquée comme l’alcazar du bas des murs jusqu’au sommet des coupoles. Dédaignant ou ignorant la forme d’un monde pauvre en sollicitations visuelles, l’Arabe eut le temps de poursuivre, de combiner, de varier, de multiplier l’arabesque. Les rosaces entrelacées, les ornements polygonaux, les inscriptions stylisées, tous les motifs ornementaux sortis d’une imagination vague et subtile tout ensemble où l’extase, le doute, la sérénité, la détresse s’exprimaient par l’obliquité, la verticalité, l’ondoiement, les détours, l’horizontalité des lignes, tous les motifs ornementaux correspondant à l’ensemble obscur et complexe des sentiments humains, arrivèrent à s’entremêler, à se superposer, à se juxtaposer en carrés, en cercles, en bandes, en ovales, en éventails, passant sans effort apparent, comme l’âme elle-même, de l’exaltation à la dépression et de la rêverie à la logique, des formes rectangulaires aux formes arrondies et de la fantaisie des courbes indociles aux rigueurs absolues des figures géométriques. Tout ce qui s’écartait des murs, les minbars, les rampes, les clôtures, se brodait de lignes entrecroisées, s’ajourait comme des dentelles, la pierre, le plâtre, le bois marqueté, les plaques de bronze, d’argent, d’or ciselé… On eût dit qu’un immense réseau de tapis et de broderies tendait les murs, recouvrait les arcades, divisait le jour des fenêtres, parfois tombait sur les coupoles, sur les minarets à étages où les entrelacs et les arabesques se compliquaient de plus en plus. C’étaient des féeries suspendues, des toiles d’araignées scintillantes dans le grand jardin de l’espace, de la poussière et du soleil.
L’arabesque avait eu son heure de vie concrète. L’ornement géométrique auquel elle devait aboutir ne naît jamais spontanément, il réalise dans le cerveau des artistes la stylisation dernière d’un motif naturel, comme la formule mathématique est pour le savant le langage où doit en fin de compte entrer pour s’immobiliser une vérité d’expérience. L’arabesque était née de l’enroulement de fleurs et de feuilles apparu pour la première fois autour des arcades de la vieille mosquée d’Ibn-Touloun, au Caire, quand, la conquête terminée, l’imagination arabe moins tendue eut le loisir de se compliquer et de se vouloir plus subtile. Elle se fit beaucoup plus rare dès que le XIVe siècle eut fixé la loi décorative. Et ce passage progressif de la ligne vivante à la ligne idéographique, de la ligne idéographique à la ligne géométrique définit rigoureusement le sens spirituel de cet art. Quand le polygone régulier fit son apparition dans le répertoire ornemental, les géomètres arabes essayèrent d’en dégager quelques principes généraux qui permirent d’étendre à toute la décoration le système polygonal. L’art arabe, dès lors, devint une science exact et permit d’enfermer la rêverie mystique dans le langage rigoureux de l’abstraction tout à fait nue.
Le spiritualisme arabe, né du désert où il n’y a pas de formes, où l’étendue seule règne, ne commence et ne finit pas, trouvait ici son expression suprême. L’arabesque, elle aussi, n’a ni commencement ni fin. Le regard ne peut pas s’arrêter sur elle. C’est comme ces voix du silence que nous entendons pour les suivre dans leur ronde interminable quand nous n’écoutons qu’en nous et que nos sentiments et nos idées s’enchevêtrent confusément dans la volupté somnolente d’une conscience fermée aux impressions du monde. Si la rêverie veut aboutir, si l’abstraction métaphysique cherche à se préciser, elle ne peut trouver d’autre langage, étant restée hors de la vie, que l’abstraction mathématique qui force l’esprit à se mouvoir dans un absolu conventionnel.
Il est singulier que le plus précis des langages que nous parlons, le plus utile aux civilisations modernes, soit aussi celui qui n’éveille en nous, dès que nous recherchons le plaisir désintéressé de ses créations abstraites, que les sentiments les plus imprécis et les plus impossibles à saisir. Il est singulier que cet instrument d’esprit pur ne serve qu’aux plus matériels de nos besoins et qu’appliqué à l’exploration du monde spirituel il soit le plus impuissant de tous à en pénétrer le mystère. Tout puissant dès qu’il s’agit de savoir ce qu’est la matière immobile, il est tout à fait inutilisable dès que nous nous demandons ce qu’est la matière vivante dans son action actuelle et dans son devenir. S’il est une arme incomparable pour un esprit qui le domine, il est la mort pour un esprit qui se laisse dominer par lui.
L’art, comme la vie même, est un devenir constant. Si la certitude scientifique se substitue un jour dans l’âme de l’artiste au désir de certitude qui fait son tourment et sa force, elle détruit en lui la nécessité de l’effort et brise l’enthousiasme en remplaçant par la réalisation immobile le désir sans cesse renaissant. Quand la mathématique s’introduit dans le domaine des artistes, elle doit rester un instrument au service des architectes afin de définir et de déterminer la logique des constructions. Mais l’architecture ne peut prétendre qu’à adapter un édifice à sa fonction utilitaire et suggérer par les directions de ses lignes les aspirations les plus puissantes, comme aussi les plus vagues, des grands sentiments collectifs. Elle n’a pas le droit d’accaparer la forme en lui interdisant de sortir de l’abstraction pure. Quand elle empêche la sculpture de se développer et l’image peinte de naître, elle condamne le peuple qu’elle exprime à ne jamais se dégager de la synthèse provisoire où se déploya son effort, et par conséquent à mourir."
Elie Faure, Histoire de l'art. 1912
Iran - Main en argent - LANKAART
Metropolitan Museum New-York XVIIIe. Cet objet précieux ,du XVIIIe iranien, en argent joue le rôle d'un talisman sacré. Les vers inscrits d'un côté vénèrent la famille du prophète et de son...
http://www.lankaart.org/article-iran-main-en-argent-115849176.html