Nerezi - Elie Faure
Publié le 7 Janvier 2017
"... les nombreuses découvertes qu’on a faites, au cours des dernières années, sur toute l’étendue du territoire de l’art byzantin, ont montré les extraordinaires ressources que décèle sa tradition. Il se produisit vers le XIIe siècle, et dans l’intérieur d’elle-même, un mouvement puissant vers la liberté et la vie, mouvement en somme contemporain de celui qui est si sensible dans l’architecture et la sculpture françaises, dans l’architecture et le décor italiens et que des fresques annonçaient déjà au VIIIe siècle, au IXe, au Xe, au XIe, dans quelques églises de Rome. S’il n’a pas abouti dans l’Orient grec, sans doute convient-il d’en accuser les croisades et surtout les assauts répétés des Turcs contre Byzance, puis son encerclement graduel, puis sa chute. Mais les fresques de Nerezi et de Sopotchany en Serbie, celles de Vladimir en Russie montrent que l’individualisme grec survivait au sein du rythme collectif que l’Église orthodoxe avait imposé aux barbares hellénisés pour les contenir et qu’il commençait de se déployer avec sa rapidité coutumière, alors que le même phénomène devait encore attendre un siècle pour apparaître en Italie centrale et de là gagner tout l’Occident.
Ces fresques, sensiblement contemporaines des grandes cathédrales françaises, montrent que les Grecs ont joué, dans le monde chrétien, le même rôle que dans le monde antique et qu’ils ont pris comme alors l’Italie, puis la France pour intermédiaires, mais qu’ils se sont effacés devant elles beaucoup plus vite que jadis, alors que l’épanouissement suprême ne faisait que s’annoncer. Les peintures sublimes de Sopotchany, notamment, peuvent être regardées comme d’une qualité plastique égale aux œuvres helléniques qui précèdent immédiatement Phidias. Mais elles leur sont supérieures par leur qualité spirituelle que dix siècles de christianisme approfondissent. Elles sont égales, peut-être supérieures, aux plus hautes inspirations de Duccio et de Giotto, qui en sortent indirectement et qu’elles rappellent d’une façon surprenante, avec cependant plus de poids, de largeur et de majesté. Comme jadis, l’art italien sortira de la rencontre de cette annonciation grandiose avec les tentatives locales déjà suscitées par Byzance et ce génie de la fresque qui, depuis plus de cinq siècles – si l’on s’en réfère sans plus chercher aux décorations de Santa-Maria Antiqua de Rome – montre à l’Italie sa vraie route. Il y a là, comme à Santa-Saba, une liberté de métier que la mosaïque ne peut connaître et une orientation vers cette civilisation « romane » si féconde dont le mariage avec les acquisitions byzantines fera éclore l’art proprement italien. La part des suprêmes efforts de Byzance largement faite, c’est dans le cœur même des Italiens qu’il faut en effet chercher la source de cette lumière ardente, mais encore aux trois quarts étouffée, qui apparaissait dans l’ombre la plus opaque des édifices religieux du centre de l’Italie. Elle est dans le besoin de l’Occident de trouver sa réalité spirituelle propre, et tout d’abord à l’intérieur des frontières morales fixées par le christianisme tel que les évêques et les moines l’avaient édifié. Refoulé si longtemps dans la profondeur des foules – foules curieuses, sensuelles, imaginatives, lyriques – où le Celte prime-sautier, pénétré de mysticisme germanique et d’ardeur africaine dominait, l’amour aspirait avec force à s’épancher. "
Élie Faure, HISTOIRE DE L’ART, TOME II : L’ART MÉDIÉVAL, 1912
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