Géricault - Le radeau de la Méduse
Publié le 26 Mars 2018
" On a déjà nommé l’épouvantable sinistre de la frégate la Méduse. Pendant de longs mois, ce naufrage, dont deux des survivans, Corréard et Savigny, avaient publié l’émouvante relation, fut la conversation de tout Paris. Géricault, qui, on l’a vu, se laissait imposer ses sujets par l’impression du moment, conçut l’idée de son tableau sous le coup de l’émotion universelle. Il lut tout ce que livres et journaux publiaient sur ce désastre, il se lia avec Corréard, avec Savigny, avec tous les naufragés qui avaient échappé à la mort ; puis, bien pénétré de son sujet, il chercha dans une vingtaine d’esquisses son expression suprême. Il songea d’abord à représenter l’épisode des matelots des canots coupant les ancres qui retenaient leurs embarcations au radeau et l’abandonnant ainsi à la solitude sinistre de la mer. Il voulut aussi peindre la révolte des matelots contre les officiers. L’esquisse est connue : composition dramatique et mouvementée, mais un peu confuse. Dans un autre croquis, on voit la délivrance des naufragés par les matelots du brick l’Argus qui les recueillent dans leur canot. Mais toutes ces scènes étaient des épisodes qui appartenaient exclusivement au naufrage de la Méduse. Or le génie de Géricault le poussait, peut-être à son insu, à généraliser plutôt qu’à particulariser. Le peintre chercha encore jusqu’à ce qu’il eut trouvé l’admirable composition qui résume tout le drame. C’est le douzième jour du naufrage. Le radeau flotte sur les vagues perdu dans l’immensité de l’Océan ; la mer est livide et agitée, le ciel couvert des nuages noirs de l’orage. Des cent cinquante naufragés qui se sont réfugiés sur le radeau, il en reste quinze vivans. Les autres ont été tués ou sont morts de faim. A l’horizon embrumé, on aperçoit les voilés du brick l’Argus. Ranimés par l’espérance, ces mourans se traînent à l’avant du radeau pour faire des signaux et aussi pour voir, pour se montrer ce navire qui va peut-être les rendre à la vie. Un matelot monté sur un tonneau agite un bout de voile ; un autre indique de la main à Corréard et à Savigny, qui sont appuyés contre le mât, la marche du navire. Au second plan, des naufragés, groupés dans les vraies attitudes de la souffrance et de l’épuisement, font de suprêmes efforts pour s’approcher du bord de l’embarcation d’où l’Argus est visible. Seul un vieillard, tenant sur ses genoux le cadavre de son fils, semble indifférent au sentiment d’espoir qui transporte chacun. Il est là, les yeux creux, les traits tirés, la tête appuyée dans sa main, résolument perdu dans une douleur farouche. Ce radeau informe jonché de cadavres et ces hommes demi-nus, isolés au milieu des grandes vagues de l’Océan, n’appartiennent à aucune époque. Ce n’est pas plus le naufrage de la Méduse que tout autre naufrage réel ou imaginaire. C’est le naufrage même, dans sa hideur, dans son désespoir et dans sa pathétique épouvante.
... Et d’ailleurs cette scène moderne, le Radeau de la Méduse, le génie objectif de Géricault en fit une scène épique. Parce qu’on fait vibrer la vie sur la toile, parce qu’on porte à leur dernière puissance l’expression et le mouvement, parce qu’on rend le relief dans son effet et dans sa saisissante impression, on n’est pas pour cela un réaliste. Non, il n’est pas un réaliste celui qui, au lieu d’imiter servilement la nature, l’exprime avec liberté et la transfigure...
Quand on connaît l’accueil qui fut fait à la Méduse, on est confondu et indigné. Cette composition si originale, si savante et d’un si grand effet, ce dessin magistral, ce puissant modelé des torses nus où se joue la lumière accusant des musculatures à la Michel-Ange, ces audacieux raccourcis, cette touche ferme et large précisant et enveloppant les formes, cette science du clair-obscur, cette vigoureuse couleur volontairement tenue, à cause du sujet auquel elle s’approprie si bien, dans l’austère harmonie des gammes sombres, ne trouvèrent que l’indifférence et la réprobation. Le public ne comprit rien à ce chef-d’œuvre ; la critique le traita avec un dédain ironique. « Il me presse, dit Kératry dans son Salon de 1819, d’être débarrassé de ce grand tableau qui m’offusque quand j’entre au Salon. » Ce tableau qui offusque Kératry, c’est la Méduse ! Et cette ridicule parole n’était pas seulement l’expression d’une opinion personnelle. Le critique se faisait ici l’écho de l’opinion unanime des amateurs, du public et même de la plupart des artistes. "
Henry Houssaye , 1879
" Dès que la frégate fut échouée, on amena les voiles avec précipitation, on dépassa les mâts de perroquet, on recala ceux de hune, et l’on disposa tous les objets nécessaires pour la retirer de dessus le banc ; mais, comme il arrive dans toutes les circonstances critiques, on ne sut prendre aucune résolution. Le défaut de confiance dans les chefs amena l’indiscipline, et l’on perdit toute la journée du 2. Après de nombreux mais inutiles travaux, la nuit étant survenue, on les suspendit pour donner quelques instans de repos à l’équipage, qui avait déployé une activité extrême. Le lendemain 3 on dépassa les mâts de hune, on amena les vergues et l’on vira au cabestan sur une ancre qui, la veille au soir, très-tard, avait été mouillée à une encablure dans le derrière de la frégate. Cette opération fut infructueuse, parce que cette ancre, qui était très-faible, ne put opposer assez de
résistance, et céda. On en mouilla alors une de bossoir, qui, après des peines infinie, fut cependant portée assez loin, dans un endroit où il n’y avait pas plus de 5 mètres 60 centimètres d’eau. Pour la porter jusque-là, on la mit en cravatte derrière une chaloupe sous laquelle on avait placé un chapelet de barriques vides, cette embarcation n’étant pas susceptible de porter un poids aussi considérable [5]. La mer était d’ailleurs assez grosse, et le courant extrêmement fort.
Cette chaloupe, rendue sur le lieu où elle devait mouiller son ancre, ne put lui donner une position convenable pour faire engager ses pattes dans le sable ; car l’une des extrémités touchait déjà le fond, tandis que le joil, fixé sur le derrière de la chaloupe, était entièrement hors de l’eau. Ainsi, mal mouillée, cette masse ne put remplir le but qu’on se proposait ; car, lorsqu’on vira dessus, elle n’opposa que fort peu de résistance, et serait revenue jusqu’à bord si l’on eût continué de faire force au cabestan [6]. Dans la journée on défonça des pièces à eau qui étaient dans la cale ; on pompa de suite. Les mats de hune, excepté le petit, qu’on ne put dépasser, furent mis à la mer ; les vergues, la beaume et toutes les pièces de bois qui composaient la drome furent également débarquées. On conserva les deux basses vergues en place, pour servir de béquilles à la frégate et la maintenir en cas qu’elle menaçât de chavirer.
Si la perte du navire devenait certaine, il fallait assurer une retraite à l’équipage. Un conseil fut convoqué, dans lequel le gouverneur du Sénégal donna lui-même le plan d’un radeau susceptible), disait-on, de porter deux cents hommes avec des vivres . On fut obligé d’avoir recours à un moyen de cette nature, parce que les six embarcations du bord furent jugées incapables de se charger de quatre cents hommes que nous étions. Les vivres devaient être déposés sur le radeau, et aux heures des repas les équipages des canots seraient venus y prendre leurs rations. Les promesses les plus séduisantes nous furent faites, pour mieux nous cacher la profondeur de l’abîme qu’on nous présentait : on nous dit encore qu’on placerait sur le radeau les cent vingt mille francs que nous avions à bord de la frégate, et que, dans le cas où une embarcation viendrait à chavirer, le radeau servirait de refuge. Voilà quels furent les propos séduisans que nous tinrent MM. Chmaltz, Chaumareyc et presque tous les officiers du navire. Nous devions tous gagner ensemble les côtes sablonneuses du désert, et là, munis d’armes et de munitions de guerre que devaient prendre les canots avant notre départ de la frégate, former une caravanne et nous rendre à l’ile Saint-Louis. Les événemens qui eurent lieu dans la suite prouvèrent que ce plan était parfaitement conçu, et qu’il eût été couronné du succès ; par malheur ces décisions furent tracées sur un sable léger que dissipa le souffle de l’égoïsme. Le soir, vers les deux heures, une autre ancre à jet fut mouillée à une assez grande distance de la frégate. Un instant avant la pleine mer, on commença à virer au cabestan, mais toutes les manœuvres furent infructueuses. Les travaux furent remis à la marée du lendemain matin. Pendant tout ce temps, les mouillages s’exécutèrent avec les plus grandes peines ; la mer était houleuse, les vents forts et du large. Les embarcations qui voulaient aller au loin , soit pour sonder ou pour y mouiller des ancres, ne gagnaient qu’après les plus grands efforts ; des courants rapides augmentaient encore les difficultés. Si le temps ne nous eût pas si puissamment contrariés, peut-être que le lendemain le bâtiment aurait été mis à flot, car il avait été décidé qu’on élongerait de fort longues touées ; mais la force du vent et de la mer renversèrent ces dispositions qu’un calme seul eût pu favoriser. Le temps fut mauvais pendant toute la nuit. Vers les quatre ou cinq heures, à la marée du matin, tous les moyens qu’on employa pour relever la frégate furent encore inutiles ; nous commençâmes à désespérer de pouvoir jamais la retirer de ce danger. Les embarcations furent réparées , et l’on travailla avec activité à la construction du radeau.
...
Ce fut alors que plusieurs personnes qui avaient été désignées pour les embarcations, regrettèrent vivement d’avoir préféré le radeau, parce que le devoir et l’honneur leur avaient marqué ce poste. Nous aurions à citer quelques individus. Par exemple, M. Corréard entre autres devait aller dans une des embarcations ; mais douze des ouvriers qu’il commandait avaient été désignés pour le radeau, il crut qu’en sa qualité d’ingénieur-commandant, il était de son devoir de ne point se séparer de la majeure partie de ceux qui lui avaient été confiés, et qui lui avaient promis de le suivre partout ou l’exigerait le besoin du service. Dès ce moment son sort devint inséparable du leur, et il fit auprès du gouverneur toutes les démarches possibles pour que ses ouvriers fussent embarqués sur la même chaloupe que lui ; mais voyant qu’il ne pouvait lien obtenir pour améliorer le sort de ces braves gens, il dit au gouverneur qu’il n’était pas fait pour commettre une lâcheté ; que puisqu’il ne voulait pas réunir ses ouvriers avec lui dans la même embarcation, il le priait de lui permettre d’aller avec eux sur le radeau, ce qui lui fut accordé.
Plusieurs officiers militaires suivirent cet exemple ; deux seulement de ceux qui devaient commander les troupes n’avaient pas jugé convenable de se placer sur Le radeau dont l’installation devait à la vérité inspirer peu de confiance.
L’un deux, le capitaine Beinière, se plaça dans la grande chaloupe avec 36 de ses soldats. On nous avait dit que cette troupe était chargée de surveiller la marche des autres embarcations, et de faire feu sût celles qui voudraient abandonner le radeau. Il est vrai, comme on l’a vu plus haut, que quelques braves soldats, écoutant peut-être plus alors la voix de l’humanité et de l’honneur français que les rigoureuses maximes de la discipline, auraient voulu se servir de leurs armes contre les lâches qui nous abandonnaient, mais leur volonté et leur mouvement avaient été paralysés par l’obéissance passive qu’ils devaient à leurs officiers, qui s’opposèrent à cette résolution.
L’autre, M. Danglas, lieutenant, sortant des gardes-du-corps, s’était d’abord embarqué avec nous sur le radeau, où son poste était désigné ; mais lorsqu’il vit le danger qu’il courait sur cette effrayante machine, il se hâta de la quitter, sous prétexte qu’il avait oublié quelque chose sur la frégate, et ne reparut plus. Ce fut lui que nous vîmes s’armer d’une carabine et menacer de faire feu sur le canot du gouverneur lorsqu’il commença à s’éloigner de la frégate. Ce mouvement, et quelques autres démonstrations que l’on prit pour de la folie, manquèrent de lui coûter la vie ; car pendant qu’il se livrait ainsi à une sorte d’extravagance, le capitaine prit la fuite en l’abandonnant sur la frégate, parmi les soixante-trois hommes qu’il y laissa Lorsqu’il se vit ainsi traité, M. Danglas donna décidément des marques du plus furieux désespoir. On fut obligé de l’empêcher d’attenter à ses jours ; il invoquait à grand cris la mort qu’il croyait inévitable au milieu de périls si imminens. Il est certain que si M. Espiau, qui avait déjà sa chaloupe pleine, ne fût point revenu prendre à bord de la frégate les quarante-six hommes, du nombre desquels fut M. Danglas, celui-ci eût pu avec tous ses compagnons ne pas éprouver un meilleur sort que les dix-sept qu’on laissa définitivement sur la Méduse.
Nous étions tous partis du bord sans avoir pris aucune nourriture ; la faim commença à se faire sentir impérieusement. Nous mêlâmes notre pâte de biscuit mariné avec un peu de vin, et nous la distribuâmes ainsi préparée. Tel fut notre premier repas et le meilleur que nous fîmes pendant tout notre séjour sur le radeau.
Un ordre par numéros fut établi pour la distribution de nos misérables vivres. La ration de vin fut fixée à trois quarts par jour. Nous ne parlerons plus du biscuit ; la première distribution l’enleva entièrerement. La journée se passa assez tranquillement. Nous nous entretînmes des moyens que nous devions employer pour nous sauver ; nous en parlions comme d’une chose certaine, ce qui ranimait notre courage, et nous soutenions celui des soldats en le nourrissant de l’espoir de pouvoir sous peu nous venger sur ceux qui nous avaient si indignement abandonnés. Cet espoir de vengeance, il faut l’avouer, nous animait tous également, et nous vomissions mille imprécations contre ceux qui nous avaient laissés en proie à tant de maux et de dangers. L’officier qui commandait le radeaux ne pouvant se mouvoir, M. Savigny se chargea de faire installer la mâture. Il fit couper en deux un des mâts de flêche de la frégate ( mât de beaume ). Nous mîmes pour voile le cacatois de perruche. Le mât fut maintenu avec le cordage qui nous servait de remorque, et dont nous fîmes des étais et des haubans ; il était fixé sur le tiers antérieur du radeau. La voile orientait fort bien, mais son effet nous était de très-peu d’utilité. Elle nous servait seulement lorsque le vent venait de l’arrière ; et, pour que le radeau conservât cette allure, il fallait qu’elle fût orientée, comme si le vent nous était venu de travers. Nous croyons qu’on peut attribuer cette position en travers qu’a continuellement conservée notre radeau , aux trop longs morceaux de bois qui dépassaient de chaque côté. Le soir, nos cœurs et nos vœux, par un sentiment naturel aux infortunés, se portèrent vers Le ciel. Environnés de dangers présens et inévitables, nous élevâmes nos voix vers cette puissance invisible qui a établi et qui maintient l’ordre de l’univers. Nous l’invoquâmes avec ferveur, et nous recueillîmes de notre prière l’avantage d’espérer en notre salut. 11 faut avoir éprouvé des situations cruelles pour s’imaginer quel charme, au sein meme du malheur, peut nous offrir l’idée sublime d’un Dieu protecteur de l’infortune. Une pensée consolante berçait encore nos imaginations : nous présumions que la petite division avait fait route pour l’ile d’Arguin, et qu’après y avoir déposé une partie de son monde, elle reviendrait à notre secours. Cette pensée , que nous nous efforçâmes de faire goûter aux soldats et aux matelots , retint leurs clameurs. La nuit arriva sans que nos espérances fussent remplies ; le vent fraîchit, la mer grossit considérablement. Quelle nuit affreuse ! L’idée seule de voir les embarcations le lendemain consola un peu nos hommes qui, la plupart, n’ayant pas le pied marin, à chaque coup de mer tombaient les uns sur les autres. M. Savigny, secondé par quelques personnes qui, au milieu de ce désordre, conservaient encore leur sang-froid, plaça des filières ( cordes attachées aux pièces du radeau ). Les hommes les prirent à la main , et ayant un point d’appui ils purént mieux résister à l’effort de la lame ; quelques-uns furent obligés de s’attacher. Au milieu de la nuit, le temps fut très mauvais; des vagues extrêmement grosses déferlaient sur nous et nous renversaient quelquefois très-rudement. Les cris des hommes se mêlaient alors au bruit des flots, tandis qu’une mer terrible nous soulevait chaque instant de dessus le radeau, et menaçait de nous entraîner. Cette scène était encore rendue plus affreuse par l’horreur qu’inspirait une nuit très-obscure. Tout-à-coup nous crûmes, pendant quelques instans, découvrir des feux au large. Nous avions eu la précaution de pendre au haut du mât de la poudre à canon et des pistolets dont nous nous étions munis à bord de la frégate: nous fîmes des signaux, en brûlant une grande quantité d’amorces ; nous tirâmes même quelques coups de pistolet, mais il parait que la vue de ces feux n’était qu’une erreur de vision, ou peut-être était-ce l’effet des brisans des vagues. Nous luttâmes contre la mort pendant toute cette nuit, nous tenant fortement aux filières qui étaient solidement amarrées. Roulés par les flots de l’arrière à l’avant et de l’avant à l’arrière, et quelquefois précipités dans la mer, flottant entre la vie et la mort, gémissant sur notre infortune, certains de périr, disputant néanmoins un reste d’existence à cet élément cruel qui menaçait de nous engloutir, telle fut notre position jusqu’au jour. L’on entendait à chaque instant les cris lamentables des soldats et des matelots ; ils se préparaient à la mort; se faisaient leurs adieux en implorant la protection du ciel, et adressant de ferventes prières à Dieu. Tous lui faisaient des vœux, malgré la certitude où ils étaient de ne pouvoir jamais les accomplir. Affreuse position ! comment s’en faire une idée qui ne soit pas au-dessous de la réalité !
... Au milieu de ces horreurs, une scène attendrissante de piété filiale vint nous arracher des larmes: deux jeunes gens relèvent et reconnaissent leur père dans un infortuné sans connaissance étendu sous les pieds des hommes; ils le crurent d’abord privé de sa vie, et leur désespoir se signala par les regrets les plus touchans. On s’aperçut néanmoins que ce corps presqu’inanimé respirait encore; on lui prodigua tous les secours qui étaient en notre pouvoir. Il revint peu à peu et fut rendu à la vie et aux vœux de ses fils qui le tenaient étroitement embrassé. Tandis qu’ici les droits de la nature et le sentiment de la conservation reprenaient leur empire dans cette épisode touchante de nos tristes aventures, et qui venait de nous faire un peu de bien au cœur, nous eûmes bientôt le douloureux spectacle d’un sombre contraste. Deux jeunes mousses et un boulanger ne craignirent pas de se donner la mort, en se jetant à la mer, après avoir fait leurs adieux à leurs compagnons d’infortune. Déjà le moral de nos hommes était singulièrement altéré; les uns croyaient voir la terre, d’autres des navires qui venaient nous sauver: tous nous annonçaient par leurs cris ces visions fallacieuses.
Nous déplorâmes la perte de nos malheureux compagnons. Nous étions loin, dans ce moment, de prévoir la scène bien autrement terrible qui devait avoir lieu la nuit suivante; loin de là nous jouissions d’une certaine satisfaction, tant nous étions persuadés que les embarcations allaient venir à notre secours. Le jour fut beau, et la tranquillité la plus parfaite régna toute la journée sur notre radeau. Le soir vint et les embarcations ne parurent point. Le découragement recommença à s’emparer de tous nos hommes, et dès-lors l’esprit séditieux se manifesta par des cris de rage: la voix des chefs fut entièrement méconnue...
... Les infortunés que la mort avait épargnés dans la nuit désastreuse que nous venons de décrire se précipitèrent sur les cadavres dont le radeau était couvert, les coupèrent par tranches, et quelques-uns même les dévorèrent à l’instant. Beaucoup néanmoins ni touchèrent pas ; presque tous les officiers furent de ce nombre. Voyant que cette affreuse nourriture avait relevé les forces de ceux qui l’avaient employée, on proposa de la faire sécher pour la rendre un peu plus supportable au goût. Ceux qui eurent la force de s’en abstenir prirent une plus grande quantité de vin. Nous essayâmes de manger des baudriers de sabres et des gibernes ; nous parvînmes à en avaler quelques petits morceaux. Quelques-uns mangèrent du linge ; d’autres des cuirs de chapeaux sur lesquels il y avait un peu de graisse ou plutôt de crasse ; nous fûmes forcés d’abandonner ces derniers moyens. Un matelot tenta de manger des excréments, mais il ne put y réussir. ...
... Enfin, après des efforts inouïs, les révoltés furent encore une fois repoussés, et le calme se rétablit. Sortis de ce nouveau danger, nous cherchâmes à prendre quelques instants de repos : le jour vint enfin nous éclairer pour la cinquième fois. Nous n’étions plus que trente ; nous avions perdu quatre ou cinq de nos fidèles marins ; ceux qui survivaient étaient dans l’état le plus déplorable. L’eau de la mer avait enlevé presque entièrement l’épiderme de nos extrémités inférieures ; nous étions couverts ou de contusions ou de blessures qui, irritées par l’eau salée, nous arrachaient à chaque instant des cris perçants, de sorte que vingt tout au plus d’entre nous étaient capables de se tenir de bout et de marcher. Presque toute la provision de notre pêche était épuisée ; nous n’avions plus de vin que pour quatre jours, et il nous restait à peine une douzaine de poissons. Dans quatre jours , disions-nous , nous manquerons de tout, et la mort sera inévitable. Ainsi arriva le septième jour de notre abandon. Nous calculions que dans le cas ou les embarcations n’auraient pas échoué à la côte, il leur fallait au moins trois ou quatre fois vingt-quatre heures pour se rendre à Saint-Louis ; il fallait ensuite le temps d’expédier des navires, et à ces navires celui de nous trouver ; nous résolûmes de tenir le plus long-temps possible. Dans le courant de la journée, deux militaires s’étaient glissés derrière la seule barrique de vin qui nous restât, ils l’avaient percée , et buvaient avec un chalumeau. Nous avions tous juré que celui qui emploîrait de semblables moyens serait puni de mort. Cette loi fut à l’instant mise à exécution, et les deux infracteurs furent jetés à la mer . ...
... Trois jours se passèrent dans des angoisses inexprimables nous méprisions tellement la vie, que plusieurs d’entre nous ne craignirent pas de se baigner à la vue des requins qui entouraient notre radeau ; quelques autres se mettaient nus sur le devant de notre machine qui était alors submergée : ces moyens diminuaient un peu l’ardeur de leur soif. Une espèce de mollusques, connue à bord des vaisseaux sous le nom de galère , était quelquefois poussée sur noire radeau en très-grand nombre ; et lorsque leurs longues expansions se reposaient sur nos membres dépouillés, elles nous occasionnaient les souffrances les plus cruelles. Croirait-on qu’au milieu de ces scènes terribles, luttant contre une mort inévitable, quelques-uns de nous se soient permis des plaisanteries qui nous faisaient encore sourire, malgré l’horreur de notre situation. L’un, entre autres, dit en plaisantant : Si le brick est envoyé à notre recherche, prions Dieu qu’il ait pour nous des yeux d’Argus, faisant allusion au nom du navire que nous présumions devoir venir à notre recherche. Cette idée consolante ne nous abandonna pas d’un instant, et nous en parlions fréquemment. ...
... Le brick l’Argus avait été expédié du Sénégal pour porter des secours aux naufragés des embarcations et chercher le radeau. Pendant plusieurs jours il longea la côte sans nous rencontrer, et donna des vivres aux naufragés des embarcations qui traversaient le désert de Sahara. Croyant que ses recherches seraient désormais inutiles pour trouver notre machine, il fit voile pour la rade d’où il avait été expédié, afin d y aller annoncer l’inutilité de ses perquisitions ; c’est quand il courait sa bordée sur le Sénégal que nous l’aperçûmes. Le matin il n’était plus qu’à quarante lieues de l’embouchure du fleuve, lorsque les vents passèrent au sud-ouest : le capitaine, comme par une espèce d’inspiration, dit qu’il fallait revirer de bord. Les vents portaient sur la frégate ; après avoir couru deux heures sur ce bord, les hommes de garde annoncèrent un navire ; quand le brick fut plus près, à l’aide de lunettes, on nous reconnut. Lorsque nous fûmes recueillis par l’Argus, notre première question fut celle-ci : Messieurs, nous cherchez-vous depuis long-temps ? « On nous répondit qu’oui ; mais que cependant le capitaine n’avait point reçu d’ordre positif à ce sujet, et que nous devions au hasard seul le bonheur d’avoir été rencontrés. Nous nous faisons un vrai plaisir de citer une phrase de M. Parnajou, adressée à l’un de nous : On m aurait donné le grade de capitaine de frégate, que j’éprouverais un plaisir moins vif que celui que j’ai ressenti en rencontrant votre radeau. ... "
Géricault - La Folle Monomane de l'envie - LANKAART
Musée des Beaux-arts de Lyon La Monomane de l'envie dit aussi La Hyène de la Salpêtrière est un tableau de Théodore Géricault datant des années 1819-18211 et appartenant à la série des cin...
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Géricault - Chevaux - LANKAART
Dans les années 1820 Géricault peint les courses de chevaux (le derby d'Epsom - 1821) et fait de nombreux dessins et lithographies d'une puissance extraordinaire évoquant le dur labeur du cheval au
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