Matisse - Propos

Publié le 2 Novembre 2010

 

 

CRÉER, c’est le propre de l’artiste ; – où il n’y a pas de création, l’art n’existe pas. Mais on se tromperait si l’on attribuait ce pouvoir créateur à un don inné. En matière d’art, le créateur authentique n’est pas seulement un être doué, c’est un homme qui a su ordonner en vue de leur fin tout un faisceau d’activités, dont l’œuvre d’art est le résultat. C’est ainsi que pour l’artiste, la création commence à la vision. Voir, c’est déjà une opération créatrice, ce qui exige un effort. Tout ce que nous voyons, dans la vie courante, subit plus ou moins la déformation qu’engendrent les habitudes acquises, et le fait est peut-être plus sensible en une époque comme la nôtre, où cinéma, publicité et magazines nous imposent quotidiennement un flot d’images toutes faites, qui sont un peu, dans l’ordre de la vision, ce qu’est le préjugé dans l’ordre de l’intelligence. L’effort nécessaire pour s’en dégager exige une sorte de courage ; et ce courage est indispensable à l’artiste qui doit voir toutes choses comme s’il les voyait pour la première fois: il faut voir toute la vie comme lorsqu’on était enfant ; et la perte de cette possibilité vous enlève celle de vous exprimer de façon originale, c’est-à-dire personnelle.

 

Pour prendre un exemple, je pense que rien n’est plus difficile à un vrai peintre que de peindre une rose, parce que, pour le faire, il lui faut d’abord oublier toutes les roses peintes. Aux visiteurs qui venaient me voir à Vence, j’ai souvent posé la question : « Avez-vous vu les acanthes, sur le talus qui borde la route ? » Personne ne les avait vues ; tous auraient reconnu la feuille d’acanthe sur un chapiteau corinthien, mais au naturel le souvenir du chapiteau empêchait de voir l’acanthe. C’est un premier pas vers la création, que de voir chaque chose dans sa vérité, et cela suppose un effort continu.

 

Créer, c’est exprimer ce que l’on a en soi. Tout effort authentique de création est intérieur. Encore faut-il nourrir son sentiment, ce qui se fait à l’aide des éléments que l’on tire du monde extérieur. Ici intervient le travail, par lequel l’artiste s’incorpore, s’assimile par degrés le monde extérieur, jusqu’à ce que l’objet qu’il dessine soit devenu comme une part de lui-même, jusqu’à ce qu’il l’ait en lui et qu’il puisse le projeter sur la toile comme sa propre création.

 

Lorsque je peins un portrait, je prends et je reprends mon étude, et c’est chaque fois un nouveau portrait que je fais : non pas le même que je corrige, mais bien un autre portrait que je recommence ; et c’est chaque fois un être différent que je tire d’une même personnalité. Il m’est arrivé, souvent, pour épuiser plus complètement mon étude, de m’inspirer des photographies d’une même personne à des âges différents : le portrait définitif pourra la représenter plus jeune, ou sous un aspect autre que celui qu’elle offre au moment où elle pose, parce que c’est cet aspect qui m’aura paru le plus vrai, le plus révélateur de sa personnalité réelle.

 

L’œuvre d’art est ainsi l’aboutissement d’un long travail d’élaboration. L’artiste puise autour de lui tout ce qui est capable d’alimenter sa vision intérieure, directement, lorsque l’objet qu’il dessine doit figurer dans sa composition, ou par analogie. Il se met ainsi en état de créer. Il s’enrichit intérieurement de toutes les formes dont il se rend maître, et qu’il ordonnera quelque jour selon un rythme nouveau.

 

C’est dans l’expression de ce rythme que l’activité de l’artiste sera réellement créatrice ; il lui faudra, pour y parvenir, tendre au dépouillement plutôt qu’à l’accumulation des détails, choisir, par exemple, dans le dessin, entre toutes les combinaisons possibles, la ligne qui se révèlera pleinement expressive, et comme porteuse de vie ; rechercher ces équivalences par lesquelles les données de la nature se trouvent transposées dans le domaine propre de l’art. Dans la Nature morte au magnolia, j’ai rendu par du rouge une table de marbre vert ; ailleurs, il m’a fallu une tache noire pour évoquer le miroitement du soleil sur la mer ; toutes ces transpositions n’étaient nullement l’effet du hasard ou d’on ne sait quelle fantaisie, mais bien l’aboutissement d’une série de recherches, à la suite desquelles ces teintes m’apparaissaient comme nécessaires, étant donné leur rapport avec le reste de la composition, pour rendre l’impression voulue. Les couleurs, les lignes sont des forces, et dans le jeu de ces forces, dans leur équilibre, réside le secret de la création.

 

Dans la chapelle de Vence, qui est l’aboutissement de mes recherches antérieures, j’ai tenté de réaliser cet équilibre de forces, les bleus, les verts, les jaunes des vitraux composent à l’intérieur une lumière qui n’est à proprement parler aucune des couleurs employées, mais le vivant produit de leur harmonie, de leurs rapports réciproques ; cette couleur-lumière était destinée à jouer sur le champ blanc, brodé de noir, du mur qui fait face aux vitraux, et sur lequel les lignes sont volontairement très espacées. Le contraste me permet de donner à la lumière toute sa valeur de vie, d’en faire l’élément essentiel, celui qui colore, réchauffe, anime au sens propre cet ensemble dans lequel il importe de donner une impression d’espace illimité en dépit de ses dimensions réduites. Dans toute cette chapelle, il n’y a pas une ligne, pas un détail qui ne concourt à donner cette impression.

 

C’est en ce sens, il me semble, que l’on peut dire que l’art imite la nature: par le caractère de vie que confère à l’œuvre d’art un travail créateur. Alors l’œuvre apparaîtra aussi féconde, et douée de ce même frémissement intérieur, de cette même beauté resplendissante, que possèdent aussi les œuvres de la nature. Il faut un grand amour, capable d’inspirer et de soutenir cet effort continu vers la vérité, cette générosité tout ensemble et ce dépouillement profond qu’implique la genèse de toute œuvre d’art. Mais l’amour n’est-il pas à l’origine de toute création ?

 

Henri Matisse, « Il faut regarder toute la vie avec des yeux d’enfants », propos recueillis par Régine Pernoud, Le Courrier de l’U.N.E.S.C.O., vol. VI, n°10, octobre 1953.

Repris par Dominique Fourcade, Henri Matisse. Écrits et propos sur l’art, Hermann, Paris, deuxième édition, 1992, pp. 321-323.




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Rédigé par rafael

Publié dans #ART MODERNE

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