Théophile Gautier- La Grande Mosquée de Cordoue

Publié le 20 Avril 2011

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" Ce fut le calife Abderrahman 1er qui jeta les fondemens de la mosquée de Cordoue vers la fin du VIIIe siècle ; les travaux furent menés avec une telle activité, que la construction était terminée au commencement du IXe : vingt-un ans suffirent pour achever ce gigantesque édifice ! Quand on songe qu’il y a mille ans, une œuvre si admirable et de proportions si colossales était exécutée, en si peu de temps, par un peuple tombé depuis dans la plus sauvage barbarie, l’esprit s’étonne et se refuse à croire aux prétendues doctrines de progrès qui ont cours aujourd’hui ; l’on se sent même tenté de se ranger à l’opinion contraire lorsqu’on visite des contrées occupées jadis par des civilisations disparues. J’ai toujours beaucoup regretté, pour ma part, que les Mores ne soient pas restés maîtres de l’Espagne, qui certainement n’a fait que perdre à leur expulsion. Sous leur domination, s’il faut en croire les exagérations populaires, si gravement recueillies par les historiens, Cordoue comptait deux cent mille maisons, quatre-vingt mille palais et neuf cents bains ; douze mille villages lui servaient comme de faubourgs. Maintenant elle n’a pas quarante mille habitans, et paraît presque déserte.

 

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Abderrahman voulait faire de la mosquée de Cordoue un but de pèlerinage, une Mecque occidentale, le premier temple de l’islamisme après celui où repose le corps du prophète. Je n’ai pas encore vu la casbah de la Mecque, mais je doute qu’elle égale en magnificence et en étendue la mosquée espagnole. On y conservait l’un des originaux du Koran, et, relique plus précieuse encore, un os du bras de Mahomet. Les gens du peuple prétendent même que le sultan de Constantinople paie encore un tribut au roi d’Espagne pour que l’on ne dise pas la messe dans l’endroit consacré spécialement au prophète. Cette chapelle est appelée ironiquement par les dévots le Zancarron, terme de mépris qui signifie mâchoire d’âne, mauvaise carcasse.

 

La mosquée de Cordoue est percée de sept portes qui n’ont rien de monumental, car sa construction même s’y oppose et ne permet pas le portail majestueux commandé impérieusement par le plan sacramentel des cathédrales catholiques, et dans son extérieur rien ne vous prépare à l’admirable coup d’oeil qui vous attend. - Nous passerons, s’il vous plaît, par le patio de los naranjos, immense et magnifique cour plantée d’orangers monstrueux, contemporains des rois mores, entourée de longues galeries en arcades, dallée de marbre, et sur l’un des côtés de laquelle se dresse un clocher d’un goût médiocre, maladroite imitation de la Giralda, comme nous le pûmes voir plus tard à Séville. Sous le pavé de cette cour, il existe, dit-on, une immense citerne. - Du temps des Ommyades, l’on pénétrait de plain-pied du patio de los naranjos dans la mosquée même, car l’affreux mur qui arrête la perspective de ce côté n’a été bâti que postérieurement.

 

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La plus juste idée que l’on puisse donner de cet étrange édifice, c’est de dire qu’il ressemble à une grande esplanade fermée de murs et plantée de colonnes en quinconce. L’esplanade a quatre cent vingt pieds de large et quatre cent quarante de long. Les colonnes sont au nombre de huit cent soixante ; ce n’est, dit-on, que la moitié de la mosquée primitive.

 

L’impression que l’on éprouve en entrant dans cet antique sanctuaire de l’islam est indéfinissable et n’a aucun rapport avec les émotions que cause ordinairement l’architecture : il vous semble plutôt marcher dans une forêt plafonnée que dans un édifice ; de quelque côté que vous vous tourniez, votre oeil s’égare à travers des allées de colonnes qui se croisent et s’allongent à perte de vue comme une végétation de marbre spontanément jaillie du sol ; le mystérieux demi-jour qui règne dans cette futaie ajoute encore à l’illusion. L’on compte dix-neuf nefs dans le sens de la largeur, et trente-six dans l’autre sens, mais l’ouverture des arcades transversales est beaucoup moindre. Chaque nef est formée de deux rangs d’arceaux superposés dont quelques-uns se croisent et s’entrelacent comme des rubans, produisent l’effet le plus bizarre. Les colonnes, toutes d’un seul morceau, n’ont guère plus de dix à douze pieds jusqu’au chapiteau d’un corinthien arabe plein de force et d’élégance, qui rappelle plutôt le palmier d’Afrique que l’acanthe de Grèce. Elles sont de marbres rares, de porphyre, de jaspe, de brèche verte et violette, et autres matières précieuses ; il y en a même quelques-unes d’antiques et qui proviennent, à ce qu’on prétend, des ruines d’un ancien temple de Janus. Ainsi trois religions ont célébré leurs rites sur cet emplacement. De ces trois religions, l’une a disparu sans retour dans le gouffre du passé, avec la civilisation qu’elle représentait ; l’autre a été refoulée hors de l’Europe, où elle n’a plus qu’un pied, jusqu’au tond de la barbarie orientale ; la troisième, après avoir atteint son apogée, minée par l’esprit d’examen, s’affaiblit de jour en jour, même aux contrées où elle régnait en souveraine absolue, et peut-être la vieille mosquée d’Abdérame durera-t-elle encore assez pour voir une quatrième croyance s’installer à l’ombre de ses arceaux, et célébrer avec d’autres formes et d’autres chants le nouveau dieu, ou plutôt le nouveau prophète, car Dieu ne change jamais.

 

Au temps des califes, huit cents lampes d’argent remplies d’huiles aromatiques éclairaient ces longues nefs, faisaient miroiter le porphyre et le jaspe poli des colonnes, accrochaient une paillette de lumière aux étoiles dorées des plafonds, et trahissaient dans l’ombre les mosaïques de cristal et les légendes du Koran entrelacées d’arabesques et de fleurs. Parmi ces lampes se trouvaient les cloches de Saint-Jacques de Compostelle, conquises par les Mores ; renversées et suspendues à la voûte avec des chaînes d’argent, elles illuminaient le temple d’Allah et de son prophète, tout étonnées d’être devenues lampes musulmanes de cloches catholiques qu’elles étaient. Le regard pouvait alors se jouer en toute liberté sous les longues colonnades et découvrir, du fond du temple, les orangers en fleur et les fontaines jaillissantes du patio dans un torrent de lumière rendue plus éblouissante encore par le contraste du demi-jour de l’intérieur. Malheureusement cette magnifique perspective est obstruée aujourd’hui par l’église catholique, masse énorme enfoncée lourdement au cœur de la mosquée arabe. Des retables, des chapelles, des sacristies, empâtent et détruisent la symétrie générale. Cette église parasite, monstrueux champignon de pierre, verrue architecturale poussée au dos de l’édifice arabe, a été construite sur les dessins de Hernan Ruiz, et n’est pas sans mérite en elle-même ; on l’admirerait partout ailleurs, mais la place qu’elle occupe est à jamais regrettable. Elle fut élevée, malgré la résistance de l’ayuntamiento, par le chapitre, sur un ordre surpris à l’empereur Charles-Quint, qui n’avait pas vu la mosquée. Il dit, l’ayant visitée quelques années plus tard : « Si j’avais su cela, je n’aurais jamais permis qu’on touchât à l’œuvre ancienne ; vous avez mis ce qui se voit partout à la place de ce qui ne se voyait nulle part. » Ces justes reproches firent baisser la tête au chapitre, mais le mal était fait. On admire dans le chœur une immense menuiserie sculptée en bois d’acajou massif et représentant des sujets de l’ancien Testament, œuvre de don Pedro Duque Cornejo, qui employa dix ans de sa vie à ce prodigieux travail, comme on peut le voir sur la tombe du pauvre artiste, couché sous une dalle à quelques pas de son œuvre. A propos de tombe, nous en avons remarqué une assez singulière, enclavée dans le mur ; elle était en forme de malle et fermée de trois cadenas. Comment le cadavre enfermé si soigneusement fera-t-il au jour du jugement dernier pour ouvrir les serrures de pierre de son cercueil, et comment en retrouvera-t-il les clés au milieu du désordre général ?

 

Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’ancien plafond d’Abdérame, en bois de cèdre et de mélèse, sétait conservé avec ses caissons, ses soffites, ses losanges, et toutes ses magnificences orientales ; on l’a remplacé par des voûtes et des demi-coupoles d’un goût médiocre. L’ancien dallage a disparu sous un pavé de brique qui a exhaussé le sol, noyé les fûts des piliers, et rendu plus sensible encore le défaut général de l’édifice, trop bas pour son étendue.

 

Toutes ces profanations n’empêchent pas la mosquée de Cordoue d’être encore un des plus merveilleux monumens du monde ; et, comme pour nous faire sentir plus amèrement les mutilations du reste, une portion, que l’on appelle le Mirah, a été conservée comme par miracle dans une intégrité scrupuleuse."

 

Andalousie.- Cordoue, Séville

Théophile Gautier

 

Revue des Deux Mondes

4ème série, tome 32, 1842

Rédigé par rafael

Publié dans #ISLAM CLASSIQUE

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