Le Greco - Elie Faure
Publié le 16 Décembre 2010
Le Greco, autoportrait
« Le Crétois qui voyait encore luire au fond de sa mémoire la lueur étroite et rouge dont s'éclairent les icônes dans les chapelles orthodoxes, et que Titien et Tintoret avaient initié à la peinture dans leur Venise où le lit de pourpre et de fleurs des agonies royales était déjà disposé, porta dans ce monde tragique la ferveur des natures ardentes où toutes les formes nouvelles de sensualité et de violence entrent en lame de feu.
Au fond, ce jeune homme de 25 ans était un vieux civilisé plein de névroses séculaires, que les aspects sauvages du pays où il arrivait et le caractère accentué du peuple au milieu duquel il allait vivre subjuguèrent au premier choc. Tolède est faite de granit . Le paysage autour d'elle est terrible, d'une aridité mortelle, des mamelons pelés pleins d'ombre dans les creux, un torrent encaissé qui gronde, de grands nuages traînants. Par les jours de soleil , elle ruisselle de flamme, elle est livide comme un cadavre en hiver.
A peine çà et là , l'unité verdâtre de la pierre est-elle effleurée du pâle argent des oliviers, de la légère tache rose ou bleue d'un mur peint. Mais aucune terre grasse , aucun feuillage bruissant , c'est un squelette décharné où rien de vivant ne bouge, un absolu sinistre où l'âme n'a d'autre refuge que la solitude éperdue ou la cruauté et la misère dans l'attente de la mort. Avec ce granit pilé, cette horreur, cette flamme sombre, le Greco peignit ses tableaux. C'est une peinture effrayante et splendide, grise et noire, éclairée de reflets verts. Dans les vêtements noirs il n'y a que deux taches grises , les fraises, les manchettes d'où sortent des têtes osseuses et des mains pâles. Soldats ou prêtres, c'est le dernier effort de la tragédie catholique. Ils portent déjà le deuil. Ils enterrent un guerrier dans le fer et ne regardent plus qu'au ciel. Leurs faces grises ont l'aridité de la pierre . Les os qui percent , la peau séchée, les globes oculaires enfoncés sous l'orbite cave semblent saisis et contournés par une pince de métal. tout ce qui définit le crâne et le visage est poursuivi sur les surfaces dures, comme si le sang ne gonflait plus la chair déjà flétrie. On dirait que du centre de l'être partent des attaches nerveuses qui tirent à lui la peau. Il n'y a que l'oeil qui brûle fixé dans la volonté de rejoindre l'ardente mort à force de stériliser la vie . L'esprit veut s'arracher, c'est inutile.
Ce qui est beau dans les formes divines est emprunté toujours à la science qu'il possédait des formes terrestres et y retourne toujours. A la fin de sa vie il peignait comme un halluciné, dans une sorte de cauchemar extatique où le souci de l'expression spirituelle le poursuivait seul . Il déformait de plus en plus, allongeait les corps, effilait les mains, creusait les masques. Ses bleus, ses rouges vineux, ses verts paraissaient éclairés de quelque reflet blafard que la tombe prochaine et l'enfer entrevu des félicités éternelles lui envoyaient . Il est mort avant d'avoir réalisé la forme du rêve qui le hantait, peut-être par ce que lui-même était trop vieux et ne retrouvait plus dans ses os durcis, ses nerfs irrités et débiles la puissance qu'il avait eu à chercher dans l'amour des aspects du monde, le contrôle et l'appui de ses visions. »
Elie Faure, "l'Espagne" , in Histoire de l'art - l'art moderne
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