Le couronnement de la Vierge - Fra Angelico - Joris-Karl Huysmans

Publié le 1 Août 2011

Le couronnement de la Vierge - Fra Angelico - Le Louvre

Le couronnement de la Vierge - Fra Angelico - Le Louvre

 

"LE COURONNEMENT DE LA VIERGE

’’de fra Angelico, au Louvre’’

 

« L’ordonnance de ce tableau évoque l’attitude de ces arbres de Jessé dont les branches, soutenant sur chacun de leurs rameaux, une figure humaine, s’évasent et se déploient, s’ouvrant, tels que des lames d’éventails, de chaque côté du trône en haut duquel s’épanouit, sur une tige isolée, la radieuse fleur d’une Vierge.

 

Dans le « Couronnement de la Vierge » de Fra Angelico, c’est, à droite et à gauche de la touffe séparée où le Christ, assis sous la pierre ciselée d’un dais, dépose la couronne qu’il tient de ses deux mains sur la tête inclinée de sa Mère, tout un espalier d’apôtres, de Saints et de Patriarches montant, en une ramure dense et serrée, du bas du panneau, finissant par éclater, de chaque côté du cadre, en une extrême floraison d’anges qui se détachent sur le bleu du ciel, avec leurs chefs ensoleillés de nimbes.

 

La disposition de ces personnages est ainsi conçue :

 

A gauche, — au bas du trône, sous le dais de style gothique, prient agenouillés : l’Evêque Saint Nicolas de Myre, mitré et étreignant sa crosse à la hampe de laquelle pend, comme un drapeau replié, le manipule ; le roi Saint Louis, à la couronne fleurdelysée ; les moines Saint Antoine, Saint Benoît, Saint François, Saint Thomas qui montre un livre ouvert sur lequel sont écrits les premiers versets du Te Deum ; Saint Dominique un lys à la main, Saint Augustin une plume ; puis, en remontant, les apôtres Saint Marc, Saint Jean, portant leurs évangiles ; Saint Barthélémy exhibant le coutelas qui servit à l’écorcher ; Saint Pierre, Saint André, Saint Jean-Baptiste ; puis, en remontant encore, le patriarche Moïse ; — enfin, la théorie pressée des Anges, se découpant sur l’azur du firmament, les têtes ceintes d’une auréole d’or.

 

A droite, — en bas, vue de dos, à côté d’un moine qui est peut-être Saint Bernard, Marie-Madeleine à genoux près d’un vase d’aromates, dans une robe d’un rouge vermillon ; puis derrière elle, Sainte Cécile, couronnée de roses ; Sainte Claire ou Sainte Catherine de Sienne, coiffée d’un béguin bleu semé d’étoiles ; Sainte Catherine d’Alexandrie, appuyée sur la roue de son supplice ; Sainte Agnès caressant un agneau couché dans ses bras ; Sainte Ursule dardant une flèche, d’autres dont les noms sont inconnus ; toutes Saintes, faisant vis-à-vis à l’Evêque, au Roi, aux religieux, aux fondateurs d’ordres ; puis s’élevant le long des degrés du trône, Saint Etienne avec la palme verte des martyrs ; Saint Laurent avec son gril ; Saint Georges couvert d’une cuirasse et coiffé d’un casque ; Saint Pierre le Dominicain, reconnaissable à son crâne fendu ; puis, en s’exhaussant encore, Saint Matthieu, Saint Philippe, Saint Jacques le Majeur, Saint Jude, Saint Paul, Saint Mathias, le roi David ; — enfin, en face des Anges de gauche, un groupe d’Anges dont les faces, cernées de ronds d’or, s’enlèvent sur l’horizon d’un outremer pur.

 

Malgré les sévices des réparations qu’il endura, ce panneau, gravé et gaufré d’or, resplendit avec la claire fraîcheur de sa peinture au blanc d’œuf.

 

En son ensemble, il figure un escalier de la vue, si l’on peut dire, un escalier circulaire à double rampe, aux marches d’un bleu magnifique, tapissées d’or.

 

La première, à gauche, en bas, est simulée par l’azur du manteau de Saint Louis, puis d’autres grimpent, feintes par un coin entrevu d’étoffe, par la robe de Saint Jean et, plus haut encore, avant que d’atteindre la nappe en lazulis du firmament, par la robe du premier des Anges.

 

La première, à droite, en bas, par la mante de Sainte Cécile, d’autres par le corsage de Sainte Agnès, les draperies de Saint Etienne, la tunique d’un prophète, plus haut encore, avant que d’arriver à la lisière en lapis du ciel, par la robe du premier des Anges.

 

Le bleu qui domine dans le tableau est donc construit régulièrement, en échelons, espacé en vis-à-vis, presque de la même manière, de chaque côté du trône. Et cet azur épandu sur des costumes dont les plis sont à peine accusés par des blancs est d’une sérénité extraordinaire, d’une candeur inouïe. C’est lui qui, avec le secours des ors dont les lueurs cerclent les têtes, courent ou se tortillent sur les bures noires des moines, en Y sur la robe de Saint Thomas ; en soleil ou plutôt en chrysanthèmes chevelus sur les frocs de Saint Antoine et de Saint Benoît ; en étoiles sur la coiffe de Sainte Claire ; en broderies ajourées, en lettres formant des noms, en plaques de gorgerins sur les vêtements des autres Saintes ; c’est lui qui donne l’âme colorée de l’œuvre. Tout en bas de la scène, un coup de rouge magnifique, celui de la robe de Madeleine, qui se répercute dans la couleur de flamme de l’un des degrés du trône, reprend çà et là, atténué sur des bouts perdus d’étoffe ou se dissimule, étouffé sous des ramages d’or, comme dans la chape de Saint Augustin, aide, ainsi qu’un tremplin, pour enlever le merveilleux accord.

 

Les autres couleurs ne semblent plus jouer là que le rôle de nécessaires remplissages, d’indispensables étais. Elles sont, d’ailleurs, pour la plupart, d’une vulgarité, d’une laideur qui déconcertent. Voyez les verts : ils vont de la chicorée cuite à l’olive, pour aboutir à l’horreur absolue dans deux des marches du trône qui barrent la toile de deux traînées d’épinards tombés dans du macadam. Le seul vert qui soit supportable est celui du manteau de Sainte Agnès, un vert parmesan très nourri de jaune que ravitaille encore, sur sa doublure aperçue, le voisinage complaisant d’un orange.

 

Voyez, d’autre part, ce bleu que l’Angelico manie si somptueusement dans les teintes célestes ; s’il le fonce, il devient aussitôt moins ample et presque terne ; exemple : celui qui colore le béguin de Sainte Claire.

 

Et il se révèle plus lourd encore sur les joues des Saints. Il est, en quelque sorte, glacé, de même qu’une croûte de pâtisserie ; il a le ton d’un sirop de framboise noyé dans de la pâte à l’œuf.

 

Et ce sont là, en somme, les seules couleurs dont l’Angelico se sert : un bleu de ciel magnifique et un bleu vil, un blanc quelconque, un rouge éclatant, des roses mornes, un vert clair, des verts foncés et des ors. Ni jaune clair d’immortelles, ni paille lumineuse, tout au plus un jaune lourd et sans reflets pour les cheveux des Saintes ; aucun orange vraiment franc, aucun violet faible ou valide, sinon dans une doublure clandestine de mante et dans la robe à peine visible d’un Saint, coupé par le liseré du cadre ; aucun brun qui ne se cache. Sa palette est, on le voit, restreinte.

 

Et elle est symbolique, si l’on y songe : il a fait certainement pour ses tons, ce qu’il a fait pour toute l’ordonnance de son œuvre. Son tableau est l’hymne de la chasteté et il a échelonné, autour du groupe formé par Notre Seigneur et sa Mère, les Saints qui avaient le mieux concentré cette vertu sur la terre : Saint Jean-Baptiste qu’étêta la trémoussante impureté d’une Hérodiade ; Saint Georges qui sauva une vierge de l’emblématique dragon ; des Saintes telles que Sainte Agnès, Sainte Claire, Sainte Ursule ; des chefs d’ordres, tels que Saint Benoît et Saint François ; un roi tel que Saint Louis ; un Evêque tel que Saint Nicolas de Myre qui empêcha la prostitution de trois jeunes filles qu’un père affamé voulait vendre. Tout jusqu’aux plus petits détails, depuis les attributs des personnages jusqu’aux marches du trône dont le nombre correspond aux neuf chœurs des anges, est symbolique, dans cette œuvre.

 

Il est, par conséquent, permis de croire qu’il a choisi les couleurs pour les allégories qu’elles expriment.

 

Le blanc, symbole de l’Être supérieur, de la Vérité absolue, employé par l’Eglise dans ses ornements pour la fête de Notre Seigneur et de la Vierge, parce qu’il annonce la bonté, la virginité, la charité, la splendeur, la sagesse divine lorsqu’il se magnifie dans l’éclat pur de l’argent.

 

Le bleu, parce qu’il rend la chasteté, l’innocence, la candeur.

 

Le rouge, couleur de la robe de Saint Jean, comme le bleu est la couleur de la robe de Marie, dans les œuvres des Primitifs, le rouge, parure des offices du Saint-Esprit et de la Passion, parce qu’il traduit la charité, la souffrance et l’amour.

 

Le rose, l’amour de l’éternelle sapience, et aussi, d’après Sainte Mechtilde, la douleur et le tourment du Christ.

 

Le vert, dont la liturgie use dans les temps de pèlerinage et qui semble la couleur préférée de la Sainte Bénédictine lui décernant le sens de fraîcheur d’âme et de sève perpétuelle ; le vert qui, dans l’herméneutique des tons, indique l’espoir de la créature régénérée, le souhait du dernier repos, qui est aussi la marque de l’humilité, selon l’anonyme anglais du XIIIe siècle, de la contemplation d’après Durand de Mende.

 

Par contre, l’Angelico s’est volontairement abstenu d’utiliser les nuances qui désignent les qualités des vices, sauf, bien entendu, celles adoptées pour les costumes des ordres monastiques qui en dénaturent complètement le sens.

 

Le noir, teinte de l’erreur et du néant, seing de la mort, dans l’Eglise, image, suivant la sœur Emmerich, des dons profanés et perdus.

 

Le brun, qui, d’après la même sœur, est synonyme d’agitation, d’aridité, de sécheresse, de négligences ; le brun, qui composé de noir et de rouge, de fumée obscurcissant le feu divin, est satanique.

 

Le gris, la cendre de la pénitence, le symptôme des tribulations, selon l’Evêque de Mende, le signe du demi-deuil, substitué naguère au violet dans le rite Parisien, pendant le temps du Carême ; mariage du blanc et du noir, des vertus et des vices, des joies et des peines ; miroir de l’âme, ni bonne, ni mauvaise, de l’être médiocre, de l’être tiède que Dieu vomit ; le gris ne se relevant que par l’adjonction d’un peu de pureté, d’un peu de bleu, pouvant, alors qu’il se mue en un gris perle, devenir une nuance pieuse, un pas vers le ciel, un acheminement dans les premières voies de la Mystique.

 

Le jaune, considéré par la sœur Emmerich comme l’indice de la paresse, de l’horreur de la souffrance, et qui, souvent assigné, au Moyen Age, à Judas, est le stigmate de la trahison et de l’envie.

 

L’orangé, qui se signale ainsi que la révélation de l’amour divin, l’union de l’homme à Dieu, en mélangeant le sang de l’Amour aux tons peccamineux du jaune, mais qui peut être pris dans une plus mauvaise acception, dans un sens de mensonge, d’angoisse, manifester, lorsqu’il tourne au roux, les défaites de l’âme surmenée par ses fautes, la haine de l’amour, le mépris de la grâce, la fin de tout.

 

La feuille morte, qui témoigne de la dégradation morale, de la mort spirituelle, de l’espoir du vert à jamais perdu.

 

Enfin, le violet, que l’Eglise revêt pour les dimanches d’Avent et de Carême et pour les offices de pénitence. Il fut la couleur du drap mortuaire des rois de France ; il nota, pendant le Moyen Age, le deuil et il demeure à jamais la triste livrée des exorcistes.

 

Ce qui est moins explicable, par exemple, c’est le choix limité des types de visages qu’il préféra ; car ici, le symbole est inutile. Voyez, en effet, ses hommes. Les Patriarches, aux têtes barbues n’ont point ces chairs d’hosties presque lucides ou ces os perçant le parchemin d’un épiderme sec et diaphane, comme cette fleur de lunelle, connue sous le nom de monnaie du Pape ; tous ont des physionomies régulières et aimables ; tous sont gens sanguins et bien portants, attentifs et pieux ; ses moines ont, eux aussi, la face pleine et les joues roses ; aucun de ses saints n’a l’allure d’un Père du Désert, accablé par les jeûnes, la maigreur épuisée d’un ascète ; tous ont des traits vaguement semblables, une corpulence similaire et des teints pareils. Ils figurent sur ce tableau une placide colonie de très braves gens.

 

Ils apparaissent ainsi, du moins au premier coup d’œil.

 

Et les femmes sont toutes également de la même famille ; elles sont des sœurs aux ressemblances plus ou moins fidèles ; toutes sont blondes et fraîches, avec des yeux couleur de tabac clair, des paupières pesantes, des visages ronds ; toutes forment un cortège de types un peu gnan-gnan à cette Vierge au nez long, au crâne d’oiselle, agenouillée aux pieds du Christ.

 

Il y a en somme, pour tous ces personnages, à peine quatre types qui diffèrent, si nous tenons compte de l’âge plus ou moins avancé de chacun d’eux, des modifications imposées par la coiffure, par le port de la barbe ou la rasure, des poses de profil ou de face qui les distinguent.

Les seuls qui ne soient pas d’ensemble presque uniforme, ce sont les Anges aux adolescences asexuées, toutes charmantes. Ils sont d’une incomparable pureté, d’une candeur plus qu’humaine, avec leurs robes bleues, roses, vertes, fleuretées d’or, leurs cheveux blonds ou roux, tout à la fois aériens et lourds, leurs yeux chastes et baissés, leurs chairs blanches telles que des moelles d’arbres. Graves et ravis, ils jouent de l’angélique et du théorbe, de la viole d’amour et du rebec, chantent l’éternelle gloire de la Très Sainte Mère.

 

En résumé, au point de vue des types, ainsi qu’au point de vue des couleurs, les choix de l’Angelico sont réduits.

 

Mais alors, malgré la troupe exquise des Anges, ce tableau est monotone et banal, cette œuvre si vantée est surfaite ?

 

Non, car ce « Couronnement de la Vierge » est un chef-d’œuvre et il est encore supérieur à tout ce que l’enthousiasme en voulut dire ; et, en effet, il dépasse toute peinture, parcourt des régions où jamais les mystiques du pinceau n’ont pénétré..."

 

Joris-Karl Huysmans

La Cathédrale

Plon-Nourrit, 1915 (pp. 170-205).

 

Rédigé par rafael

Publié dans #RENAISSANCE ITALIE

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