Jean-Baptiste Greuze - Jean-Joseph Taillasson
Publié le 22 Février 2014
Le Paralytique
" Greuze est, sans contredit, un des peintres Français dont le talent a été le plus prononcé depuis le siècle de Louis XIV ; aucun n’a eu une plus grande originalité que lui : il est original dans le choix de ses sujets, dans sa manière de les composer ; il l’est dans sa couleur, dans son dessin. Sa façon de peindre, celle d’agencer les draperies, ses caractères de tête, ses expressions, ses beautés, ses défauts, tout dans ses ouvrages a une physionomie parfaitement à lui. Sans doute, les dégoûts qu’il éprouva de la part des élèves et des maîtres de son temps, loin d’affaiblir son talent, lui donnèrent, pour ainsi dire, la trempe, et le forcèrent à ne ressembler qu’à lui-même. C’est un de ces hommes que la nature semble avoir faits précisément pour réussir dans la peinture, et l’on ne saurait imaginer qu’ils eussent pu passer leur vie occupés d’autre chose. Un de ses principaux caractères distinctifs, celui qui lui fait le plus d’honneur, est le choix de ses sujets, qui tendent presque tous vers un but moral, qui presque tous éveillent la sensibilité, et inspirent la vertu.
L'Oiseau mort - Jeune fille au chien
Combien, de ce côté-là, est-il au-dessus de la plupart des artistes fameux qui ont fait des sujets du genre familier ; ce n’est pas une Femme qui pèle une orange qu’il a peinte, ni un Vieillard qui taille une plume, mais un vieux Père au milieu de sa famille assemblée, et l’instruisant par une sainte lecture ; mais un Père paralytique trouvant encore de douces jouissances au milieu de ses enfans empressés à le consoler ; un Père désespéré maudissant d’une main tremblante un fils coupable ; mais un Époux heureux arrivant de la chasse, et jouissant avec transport du spectacle attendrissant de son épouse accablée des caresses de ses enfans, et enivrée du bonheur maternel. Il a peint une Dame de Charité, c’est-à-dire, une femme révérée, consacrant sa vie aux soins des malheureux ; il la représente conduisant sa jeune fille dans ces tristes asiles des maux et de la pauvreté, accoutumant son jeune cœur à goûter le bonheur suprême de consoler, de soulager les infortunés, et, l’exerçant de bonne heure à ces fonctions sacrées, pour lesquelles les hommes ne peuvent jamais avoir assez de vénération. Ah ! si tous les beaux arts ne s’écartaient jamais de leur noble, de leur véritable but, ils ne chercheroient dans leurs travaux qu’à rendre les hommes meilleurs : mais hélas ! à la honte de l’humanité, combien de talens très-distingués, affectant sans pudeur des intentions toutes opposées, semblent avoir pris la corruption des mœurs pour la base de leur renommée !
Le gateau des rois
Greuze était facile, abondant dans ses compositions ; cela se prouve, non-seulement par ses tableaux, mais par le nombre prodigieux de ses dessins répandus et estimés dans toute l’Europe. À l’ordonnance, à l’agencement pittoresque, agréable, en usage de son temps, le plus souvent employé pour les yeux seulement, il joignit de la raison et de la nature, et ne s’en servit que pour exprimer des pensées justes et touchantes. Ses ouvrages ont de la grâce dans le coloris et dans le dessin ; il avoit, surtout, celle que donne toujours un cœur aimant, une imagination aimable et vive. Comme tout homme bien organisé, très-sensible au charme puissant des femmes, il a répandu un ton de volupté sur tout ce qu’il a fait ; ce n’est pas en la présentant sous un aspect dangereux pour les mœurs ; on pourroit presque dire, qu’il a donne une sorte de volupté aux peintures de la vertu. Avec son espèce de talent, il devoit sentir l’expression et s’en occuper beaucoup ; c’est aussi une des parties de la peinture qui ont assuré sa célébrité. Ses ouvrages ont aidé à prouver aux peintres d’histoire, qu’en quelque genre que ce soit, on n’intéresse jamais sans vérité et sans expression : peut-être, peut-on lui reprocher un peu d’affectation et quelque chose d’un peu théâtral : peut-être a-t-il representé des paysans de drame, plutôt que les naïfs habitans des villages ; il intéresse cependant toujours malgré ce défaut, parce qu’il a de la véritable sensibilité, de la véritable chaleur dans l’âme : un acteur bien ému, bien pénétré du sentiment de son rôle, malgré quelques grimaces et quelques momens d’affectation, n’entraîne pas moins les spectateurs.
Portraits
On peut le blâmer encore d’avoir cherché à imiter la nature avec des méplats trop uniformes et trop affectés, ce qui donne souvent à ses peintures l’air d’ébauches de sculpture : ce défaut est bien moins sensible dans ses ouvrages plus terminés, et disparoît tout-à-fait dans les plus beaux. Sa couleur est belle, harmonieuse, et se soutient à côté des plus vigoureux coloristes. Cependant elle se compose en général de trop de tons violets : mais ces mêmes teintes sont pleines de vérité, et font le point distinctif de son originalité dans cette partie. Son tableau de la petite Fille au chien passe pour son chef d’œuvre ; dans les ventes, il a toujours été porté à un prix très-haut : c’est sa manière avec toute son originalité, arrivant le plus près possible de l’imitation parfaite de la nature.
Portraits
Ses têtes, ses demi-figures, répandues dans tous les cabinets de l’Europe, ont principalement contribué à sa réputation par leur incontestable mérite, par leur nouveauté et par leur grand nombre ; elles ont beaucoup de vérité, soit dans la couleur, soit dans la dégradation de la lumière, soit dans le dessin plein d’esprit et de vie ; quoiqu’elles ne soient pas d’un style historique, elles ont une sorte de noblesse, de la grâce, et toujours de l’expression : on ne craint pas d’assurer qu’elles sont une des causes qui ont ramené notre École Française à l’étude de la nature ; la plupart des élèves en copioient à une certaine époque ; plusieurs même se sont accoutumés à voir leur modèle dans ce coloris, et à peindre dans les principes de Grèuze. Il est un de ceux qui ont le plus contribué à faire abandonner, à ridiculiser ces larges coups de brosses insignifians, ces manières de peindre qui se dictaient et ne se séntoient pas, qui donnoient de grands talens dans le coin d’une salle, et dont on se moquait partout ailleurs.
L'innocence entrainnée par l'Amour
Le reproche le plus fondé que l’on puisse faire à Greuze, est sa négligence dans le fini des draperies ; ce défaut est même chez lui un principe ; il les négligeoit exprès pour faire briller les chairs ; il pensoit que si les draperies avoient été plus terminées, les chairs auroient eu moins d’effet : cette opinion ne peut être qu’une erreur ; sans doute, en voyant un tableau, il ne faut pas qu’on soit frappé d’abord par la beauté des draperies ; il ne faut pas non plus qu’on soit distrait, en s’apercevant qu’elles ne sont pas finies. Si l’on peint une jeune fille vêtue d’une chemise, cette chemise doit ressembler à du linge : il ne faut pas même que ce soit à du linge sali exprès ; nous sommes, tous les jours, séduits par des femmes charmantes, dont les ajustemens sont très-blancs. Les vêtemens des figures de Van Dyck et du Titien sont terminés avec soin, et ne nuisent point à leurs têtes. Les draperies dont l’exacte imitation est en harmonie avec les chairs, loin de leur nuire, contribuent à les faire briller. On le blâme encore d’avoir trop répété les mêmes caractères de tête : mais quel est le peintre fameux à qui l’on n’ait pas ce reproche à faire ? Il vient de l’idée qu’on s’est faite du beau, qui nous entraîne plus particulièrement vers certaines formes ; il vient aussi de la manière de les imiter ; ce défaut est attaché à la foiblesse humaine. Comme les talens les plus extraordinaires, les plus renommés n’ont pas également excellé dans toutes les parties de leur art, Greuze, malgré quelques imperfections, est placé par la voix unanime de l’Europe parmi les grands artistes qui honorent leur patrie.
Portraits
On a beaucoup gravé d’après ses ouvrages ; on trouve ses estampes dans les appartemens des grands, des riches, chez de modestes bourgeois, chez de pauvres artisans ; on en voit dans les villages, chez les plus simples habitans des campagnes : on les trouve surtout au milieu des bons ménages, et elles sont les premières leçons de morale des enfans ; par elles ils apprennent à connoître une bonne mère, des époux vertueux, des enfans sensibles et reconnoissans : long-temps le nom de Greuze vivra dans le cœur des pères, des mères, des époux et des fils : cette place vaut bien celle du piédestal d’une statue.
Portraits
Il naquit dans le village de Tournus, département de Saône et Loire. Grandon, peintre de Lyon, revenant de Paris et retournant dans sa ville natale, fut frappé des dispositions étonnantes de Greuze, encore enfant. Il avoit alors huit ans, et loin de faire ce que son père vouloit, il dessinoit avec de la craie ou du charbon, tout ce qu’il voyoit. Grandon, témoin d’une scène très-vive à ce sujet, entre le père et le fils, obtint la permission de s’attacher le jeune Greuze comme élève ; il le conduisit à Lyon, où il ne cessa jamais de lui prodiguer les plus tendres soins. Grandon étoit père de madame Grétry, et a laissé plusieurs portraits estimés.
Arrivé à Paris, Greuze n’a été précisément élève d’aucun maître ; il alloit chez différens peintres porter ses ouvrages et recevoir des avis. Il n’a point gagné de médaille, et il étoit même fort mal appelé pour l’étude du modèle, lorsqu’il fut agréé de l’Académie de Peinture, sur son Tableau de l’Aveugle trompé. Ses ouvrages exposés au Salon y eurent un succès prodigieux ; leur mérite et la nouveauté de leur genre les mirent d’abord fort à la mode.
Greuze alla en Italie avec l’abbé Gougenot. À son retour, il chercha à mettre plus de vigueur dans sa couleur, et un plus grand caractère dans son dessin. Cette tentative ne fit qu’altérer sa naïve originalité, et ne lui réussit pas : il fut même, à cette époque, quelque temps sans ouvrage. Cette suspension de sa gloire dura peu, et son talent reprit bientôt son heureux ascendant. Une suite non interrompue des plus brillans succès lui firent une haute réputation en France et dans toute l’Europe. Il auroit pu amasser une grande fortune, s’il eût été moins obligeant et aussi avide d’argent que de gloire : il jouissoit cependant d’une fortune honnête que la révolution et des malheurs domestiques lui ont enlevée.
Greuze aimoit beaucoup la société des femmes, avec lesquelles il étoit fort aimable : dans son ménage il étoit sensible et bon. L’humeur difficile de sa femme, dont il fut toujours amoureux, empoisonna sa vie. Il mourut à Paris, en 1805, âgé de 79 ans, laissant deux filles héritières de ses talens et de ses vertus. "
Jean-Joseph Taillasson, 1807
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