Gravures d’Hercules Seghers (1585-1645) - Carl Einstein
Publié le 29 Janvier 2018
"Nous devons indiquer dès l’abord le caractère exceptionnel de l’œuvre de Seghers qui ne représente que des courants négatifs. C’est une révolte isolée et étroite contre tout ce qui s’appelle hollandais. Seghers a payé de sa vie une telle attitude.
Dans son œuvre, la continuité organique de l’art hollandais se fige en une sorte d’horreur pesante et pétrifiée ; ou bien, elle s’écoule en une fuite de plans déchirant l’œil fatigué par des parallèles flasques et sans but : l’étendue, ailleurs identique à une conquête, à un espoir, n’est ici qu’une fuite épouvantée. En général, la vue se heurte à des rochers serrés, à des amoncellements de prisons. Cette concentration trahit un désespoir paralysant comme une crampe : une sorte d’agoraphobie caractérise ces gravures. On y trouve un mépris douloureux, un dégoût de toute sociabilité, une Hollande à rebours. Tout le bonheur néerlandais se change en ennui infernal. Seghers est plutôt gêné par le motif, il trébuche devant les molécules, et la nuance correspond chez lui à une contrainte troublée, à une pédanterie infatigable.
Le cliché nature morte a pris ici son sens nu : nature pourrie, pétrifiée, nature crevée. Ses paysages vus de face sont semblables à des fantômes sans corps. Seghers s’est développé dans ce sens avec des raffinements de technique rares. C’est ainsi qu’il va jusqu’à tirer des négatifs de la gravure représentant les ruines de l’abbaye de Rhynsberg. D’autre part, il fragmente ses motifs et procède par juxtaposition de pièces et de morceaux. Il obtient ainsi des formes minuscules isolées sans aucun dynamisme. Seghers est un monomane des atomes : il l’accroche à chaque petit point. Chaque pierre, chaque feuille est isolée, a-sociale, décomposée, enfermée en elle-même. Les feuilles sont ramassées ensemble comme par une tempête hostile les condamnant à être un arbre. L’unité optimiste de la nature végétale est morcelée et pour équilibrer ce morcellement, il entoure craintivement le tourbillon de feuilles dans une sorte de nimbe sombre qui protège et qui pèse.
Dans ses paysages d’un baroque déchiqueté, les plans sont mis en miettes. De la lave, de la boue, des arbres comme des chiffons et des éboulis de galets. Un désert coupé par des chemins que des météores auraient tracés, un enfer irrespirable et figé, sans hommes et sans animaux. N’importe quel être vivant serait ici un paradoxe. Un silence renfermé et égoïste. Des monologues d’une agonie sénile. Des sentiers troublés conduisant dans l’intérieur, mais en expulsant aussitôt.
Il n’est plus question de la nature servile, nature de grand opéra, de son maître Coninxloo, travaillant pour les gourmets. Ici, le sens du baroque n’est plus la conquête de l’espace par concentration : nous constatons un dégoût de l’espace qui aurait pu suggérer un mouvement ou un élan. Le baroque en arrive à égarer dans un labyrinthe étroit. La vue est attirée et repoussée à la fois. Cette technique est la technique du zéro ; une dialectique des formes sous le signe de la mort, une extermination réciproque des parties. Totalité ne veut pas dire ici que l’un augmente l’autre, mais que l’un extirpe l’autre.
La nature de Seghers est la catastrophe pourrie et pétrifiée. Le drame a été joué. La pierre est le signe de la mort et d’une impuissance complète, le signe d’une immobilité psychique, d’une anesthésie totale, d’un silence terrible. Les pierres sont identiques au poids qui oppresse, à une meule broyant des cauchemars. L’éboulis indique une tendance à concasser. On pourrait parler d’extase de l’impuissance, d’appauvrissement de la vie. Ces rochers forment une quenouille d’écriture dans laquelle on peut débrouiller l’expression d’un démembrement infantile (voir la destruction des poupées), une joie de la dissociation définitive des parties. Il s’agit, en somme, de perte de l’unité personnelle et ainsi l’aspect d’un paysage signifie la destruction de soi-même.
C’est le désert inhabité. Seghers fait disparaître l’air, signe du fluide et du mouvement vivant. Parfois les nuages prennent des formes de rochers. Deux gravures de paysages présentent des cordages de bateaux rayant le ciel : dans l’une d’elles un matelot grimpe à ces cordages. Nous voyons là un nouveau symptôme d’anesthésie : une identification de la mer aux rochers, l’équation de l’eau fluide et de la matière morte, sorte de transfert de la mort à la matière mouvementée.
Le fait que Seghers raye le ciel est caractéristique. J’explique les cordages par la peur de détruire le ciel : ils peuvent être donnés comme un subterfuge surajouté par crainte. Et en même temps, ils représentent une tentative de fuite hors du cirque des rochers.
Fait significatif, Seghers noie volontiers ses gravures dans une obscurité nocturne. Les objets apparaissent ainsi comme des oublis, des négligences de la nuit, seul élément positif. Un objet est une interruption insolente de la nuit et du silence. Seghers représente parfaitement le type sensitif, irrité par toute création, par tout dynamisme, qui par le fait même qu’il supprime le visible arrive à l’extrême limite de la sensibilité. Tout le vide de ses gravures n’est qu’une défense contre les phénomènes, presque une défense contre la visibilité. Nuit ou vide, c’est-à-dire sommeil, mort, lueur éteinte.
Devant la grande gravure représentant les ruines de l’abbaye, on a l’impression que le bâtiment et le paysage sont péniblement ramassés comme de pauvres restes non encore engloutis par la mort. Ruines, c’est-à-dire mort déjà survenue, destruction achevée. Et si l’on veut, le motif des rochers est déjà commencé dans ces ruines, bâtiment déchu à l’état de labyrinthe de rochers. En tous cas, on voit ici le procédé : la règle commune, selon laquelle un bâtiment exprime une totalité, est dissoute. Nous constatons que le thème de la mort est combiné avec le thème de l’emprisonnement : on ne libère qu’en détruisant.
Les paysages de rochers témoignent d’un complexe de strangulation et d’agoraphobie. Les rochers représentent une protestation contre les plaines hollandaises, c’est-à-dire une volonté de fuite qui, d’ailleurs, aboutit à se cacher, à s’emprisonner dans les rochers. Autant de symptômes d’une grave psychose d’anxiété. Le motif de la fuite est indiqué par l’homme grimpant aux cordages, qui n’a aucun sens dans le paysage, mais est chargé de sens, au contraire, du point de vue psychologique. La tentative de fuite est en même temps accusée négativement par le fait que Seghers raye le ciel. Voulant introduire un élément positif, il se sert d’un moyen négatif. Notons encore que les murailles à pic des rochers expriment le vertige et qu’en même temps l’œil est déchiré par la fragmentation des éboulis : je vois là une sorte de masochisme visuel que je constate également dans les vues écartelées des plaines allongées. Le vertige signifie la fatalité de la chute et en même temps le fait de rester cloué, c’est-à-dire une crampe entre deux contrastes et une annulation psychique. Parfois, sur le côté, la vue est limitée par un rocher en forme de menhir : situé ainsi et non dans la partie centrale de la composition, ce motif est un signe d’impuissance, impuissance accusée d’ailleurs par le fait qu’un nuage en forme de lame coupe le rocher. La menace des rochers est ainsi accrue et le thème du suicide introduit.
Seghers donne une compensation de ces motifs dans les représentations de paysages plats. Il s’accroche à des extrêmes très éloignés. Ceci démontre qu’il n’est sensible qu’aux extrêmes et qu’il faut situer dans l’intervalle une zone d’anesthésie.
Ces paysages sont dessinés avec des contours rapides et en même temps décomposés d’une manière craintive et pédante. Nous avons constaté la dissolution des formes organiques. Seghers répète les points, les feuilles, les pierres, c’est-à-dire qu’il veut arriver à une certaine constance par peur de la mort, et obtenir une durée par cette constance. Il veut éliminer le changement : une défense contre la mort. Quelquefois, justement lorsqu’il représente la matière morte des rochers, il veut duper la mort par anticipation, motif classique si l’on pense à l’anticipation de la mort dans la tragédie, dans l’initiation des adolescents, dans les catalepsies hystériques, si l’on pense encore aux insectes simulant la mort pour échapper à un péril.
Nous avons remarqué la décomposition en parties minuscules. Or c’est dans cet ordre minuscule que Seghers range l’homme. Ses figures font l’effet de hasards géologiques. L’homme est quelque chose d’inférieur. Fait caractéristique, en général, les figures sont surajoutées. Tout cela témoigne d’un mépris de soi-même, d’un anti-érotisme. Mais peut-être aussi y a-t-il là l’indication d’un effacement de l’homme, accablé, après la débauche, par un sentiment de culpabilité. Les compositions à grands personnages étant des copies d’après Baldung Grien, Elsheimer et Vliet, la représentation de l’homme chez Seghers peut être regardée comme indirecte.
Seghers est attaché et comme cloué à très peu de motifs radicalement opposés. La nature est pour lui une vallée fermée entourée de rochers abrupts. Le symbolisme sexuel est très clair. Nous constatons un atavisme de l’imagination, une véritable obsession. Les menhirs phalliques et les vallées creusées sont des motifs obstinément répétés. Il faut encore compter au titre de symbole sexuel la représentation de l’arbre séché et abattu.
Seghers projette son impuissance et son masochisme dans le paysage, qui n’est pas la réalisation de sa personne, mais plutôt son déguisement. Pour s’échapper de lui-même, il transfère son déchirement tourmenté à un motif extérieur et indifférent. Il s’agit d’un suicide par dérivation sur un motif étranger. Il se venge en mettant en miettes ses idées fixes, sous forme de paysages morcelés. Il choisit un motif assez éloigné de l’expression sentimentale directe et appartenant plutôt à une zone d’observation médiate. Avec ce transfert du négatif au paysage surgit sans doute un sentiment de culpabilité, en même temps qu’une peur devant le paysage qui incarne maintenant les défectuosités et les tourments. C’est pour cela que Seghers fait sauter les toits, tend des cordages au-dessus des rochers, pour préparer son évasion dans le ciel.
Le paysage ne lui sert qu’à éloigner de soi-même la surcharge des moments négatifs. Il se cache dans le paysage, mais à cause de la crainte qu’il a de représenter les figurations érotiques refoulées, ceci se manifeste d’une manière voilée, et les rochers grouillent de nus cachés et de monstres, symptômes d’une couche atavique. Il tue les monstres, il se défend contre ses obsessions en les transformant en rochers, comme cela se passe dans les contes. Il pétrifie donc les obsessions auxquelles il ne peut pas tenir tête, par vengeance. En même temps, il donne des paysages de contrées éloignées (Meuse et Hainaut), ce qui marque bien comment chez Seghers la composition d’un paysage est équivalente à un déguisement, à une fuite, à un suicide.
Un tel homme, on le comprend maintenant, n’était pas à sa place dans une Hollande qui affirmait tous les objets avec un contentement parfait et menait avec une virtuosité extraordinaire l’observation externe."
Gravures d’Hercules Seghers (1585-1645) Carl Einstein, Revue Documents n°4 (septembre 1929)
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