Euripide - Médée - Monologue

Publié le 14 Novembre 2013

 
 

MÉDÉE

 

Femmes de Corinthe, je suis sortie de la maison pour ne pas encourir vos reproches. Car, je le sais, beaucoup de mortels ont montré une telle fierté — les uns que j'ai vus de mes yeux, les autres parmi les étrangers — que leur insouciance à se produire leur a valu un fâcheux renom de négligence. La Justice ne réside pas dans les yeux des mortels quand, avant d'avoir sondé à fond le coeur d'un homme, ils le haïssent, à une première vue et sans en avoir reçu aucune offense. Il faut que l'étranger aille au-devant de la cité qu'il habite et je n'approuve pas non plus en général le citoyen qui, par orgueil, se rend odieux à ses compatriotes faute d'être connu. Mais un malheur s'est abattu sur moi à l'improviste et m'a brisé l'âme. C'en est fait de mai; j'ai perdu la joie de vivre et je désire mourir, mes amies. Celui en qui j'avais mis tout mon bonheur, — je ne le sais que trop, — mon époux, est devenu le pire des hommes. De tout ce qui a la vie et la pensée, nous sommes, nous autres femmes, la créature la plus misérable. D'abord il nous faut, en jetant plus d'argent qu'il n'en mérite, ache-ter un mari et donner un maître à notre corps, ce dernier mal pire encore que l'autre. Puis se pose la grande question : le choix a-t-il été bon ou mauvais ? Car il y a toujours scandale à divorcer, pour les femmes, et elles ne peuvent répudier un mari. Quand on entre dans des habitudes et des lois nouvelles, il faut être un devin pour tirer, sans l'avoir appris dans sa famille, le meilleur parti possible de l'homme dont on partagera le lit. Si après de longues épreuves nous y arrivons et qu'un mari vive avec nous sans porter le joug à contrecoeur, notre sort est digne d'envie. Sinon, il faut mourir. Quand la vie domestique pèse à un mari, il va au-dehors guérir son coeur de son dégoût et se tourne vers un ami ou un camarade de son âge. Mais nous, il faut que nous n'ayons d'yeux que pour un seul être. Ils disent de nous que nous vivons une vie sans danger à la maison tandis qu'ils combattent avec la lance. Piètre raisonnement! Je préférerais lutter trois fois sous un bouclier que d'accoucher une seule. Mais je me tais, car le même langage ne vaut pas pour toi et pour moi : toi, tu as ici une patrie, une demeure paternelle, les jouissances de la vie et la société d'amis. Moi, je suis seule, sans patrie, outragée par un homme qui m'a, comme un butin, arrachée à une terre barbare, sans mère, sans frère, sans parent près de qui trouver un mouillage à l'abri de l'infortune. Voici tout ce que je te demande : si je trouve un moyen, une ruse pour faire payer la rançon de mes maux à mon mari, < à l'homme qui lui a donné sa fille et à celle qu'il a épousée >, tais-toi. Une femme d'ordinaire est pleine de crainte, lâche au combat et à la vue du fer; mais quand on attente aux droits de sa couche, il n'y a pas d'âme plus altérée de sang.

traduction française de Henri Berguin.

 

Rédigé par rafael

Publié dans #GRECE ANTIQUITE

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