Diderot - Orphée descendu aux enfers pour demander Eurydice - Jean Destout
Publié le 16 Février 2015
" Quel sujet pour un poëte et pour un peintre ! qu’il exige de génie et d’enthousiasme ! Ah ! mon ami, qui est-ce qui trouvera la vraie figure d’Eurydice ? et celle d’Orphée promenant ses doigts sur sa lyre et suspendant par ses accords harmonieux le travail des Danaïdes, le rocher de Sisyphe, la roue d’Ixion, les eaux du Cocyte ; récréant les serpents sur la tête des Euménides ; attirant Cerbère qui vient lui lécher les pieds, répandant un rayon de sérénité sur le front sévère du monarque souterrain ; arrachant l’urne fatale des mains de l’inflexible Rhadamante et arrêtant les fuseaux des Parques, qui en ont oublié de filer ? Telle fut l’apparition du chantre de la Thrace aux enfers au moment où ses accents interrompirent le silence éternel et percèrent la nuit du Tartare. Mais le peintre en a choisi un autre. Pluton va prononcer, et l’époux redevenir possesseur de sa moitié.
La composition est grande, belle et une. On voit en haut Pluton assis sur son trône ; Proserpine est à côté de lui. Au-dessous, à droite, deux des juges infernaux. Plus bas, Orphée, et Eurydice conduite par le Temps. Sur le devant, au-dessous du trône de Pluton, les portes sombres du Ténare ; à côté de ces portes, les trois Parques. Au-dessus des Parques et au-dessous de Pluton, le troisième juge. Voyez-vous comme tous ces objets se tiennent et s’enchaînent ?
Et ce Temps revenu sur ses pas pour rendre Eurydice à la vie et à son époux, n’est-il pas d’une belle poésie ?
Et cette Parque se refusant à la tâche inusitée de renouer son fil, est-ce une idée indigne de Virgile ? Pensez donc, mon ami, que l’artiste l’a trouvée à quatre-vingts ans.
Si son Pluton et sa Proserpine sont mesquins, n’ont rien de majestueux et de redoutable ; si son Eurydice est niaise ; si ses juges infernaux ont un faux air d’apôtres ; si son Orphée est plus froid qu’un ménétrier de village qui suit une noce pour un écu ; si ses Parques sont tournées à la française, il faut le lui pardonner ; le sujet était trop fort pour son âge.
N’est-ce pas assez que dans l’harmonie générale, dans la distribution des groupes, dans la liaison des parties de la composition on reconnaisse encore le grand maître ?
Ce Pluton et cette Proserpine sont pauvres, d’accord ; mais l’obscurité qui les environne est bien imaginée et bien faite.
La couleur du tout est faible ; mais les reflets de lumière sont bien entendus.
La tête d’Eurydice est sotte, ses pieds et ses mains sont mal dessinés ; mais la couleur de toute la figure fait plaisir.
Les pieds et les mains des autres figures sont assez mal dessinés ; mais qui est-ce qui se donne aujourd’hui la peine de finir ces parties ? Ce sont des détails qu’on renvoie aux écoliers.
Ses Parques sont un peu françaises ; mais l’attitude en est variée, et elles ne sont pas sans caractère.
Convenez, mon ami, qu’on a prononcé un peu légèrement sur le mérite de ce morceau. Retournez au Salon, et vous éprouverez comme moi qu’on le revoit avec plus de satisfaction qu’on ne l’a vu. Cet homme est encore un aigle en comparaison de Pierre et de beaucoup d’autres.
Cette composition a 17 pieds 8 pouces de large sur 11 pieds de haut. Ce n’est point une petite machine . "
Diderot, Salon 1763.