Diderot - Les grâces enchainées par l'amour - Carle van Loo

Publié le 19 Novembre 2014

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" C’est un grand tableau de 7 pieds 6 pouces de haut sur 6 pieds 3 pouces de large.

 

Les trois Grâces l’occupent presque tout entier. Celle qui est à droite du spectateur se voit par le dos ; celle du milieu, de face ; la troisième de profil. Un Amour élevé sur la pointe du pied, placé entre ces deux dernières et tournant le dos au spectateur, conduit de la main une guirlande qui passe sur les fesses de celle qu’on voit par le dos, et va cacher, en remontant, les parties naturelles de celle qui se présente de face.

 

Ah ! mon ami, quelle guirlande ! quel Amour ! quelles Grâces ! Il me semble que la jeunesse, l’innocence, la gaieté, la légèreté, la mollesse, un peu de tendre volupté, devaient former leur caractère ; c’est ainsi que le bon Homère les imagina et que la tradition poétique nous les a transmises. Celles de Van Loo sont si lourdes, mais si lourdes ! L’une est d’un noir jaunâtre ; c’est le gros embonpoint d’une servante d’hôtellerie et le teint d’une fille qui a les pâles couleurs. Les brunes piquantes comme nous en connaissons ont les chairs fermes et blanches, mais d’une blancheur sans transparence et sans éclat ; c’est là ce qui les distingue des blondes dont la peau fine, laissant quelquefois apercevoir les veines éparses en filets déliés et se teignant du fluide qui y circule, en reçoit en quelques endroits une nuance bleuâtre. Où est le temps où mes lèvres suivaient sur la gorge de celle que j’aimais ces traces légères qui partaient des côtés d’une touffe de lis et qui allaient se perdre vers un bouton de rose ? Le peintre n’a pas connu ces beautés. Celle des Grâces qui occupe le milieu de sa composition et qu’on voit de face, a les cheveux châtains : ses chairs, son teint, devraient donc participer de la brune et de la blonde ; voilà les éléments de l’art. C’est une longue figure soutenue sur deux longues jambes fluettes. La blonde et la plus jeune, qui est à gauche, est vraiment informe. On sait bien que les contours sont doux dans les femmes, qu’on y discerne à peine les muscles et que toutes leurs formes s’arrondissent ; mais elles ne sont pas rondes et sans inégalité. Un œil expérimenté reconnaîtra dans la femme du plus bel embonpoint les traces des muscles du corps de l’homme ; ces parties sont seulement plus coulantes dans la femme, et leurs limites plus fondues. Au lieu de cette taille élégante et légère qui convenait à son âge, cette Grâce est tout d’une venue. Sans s’entendre beaucoup en proportions, on est choqué du peu de distance de la hanche au-dessous du bras ; mais je ne sais pourquoi je dis de la hanche, car elle n’a point de hanche. La posture de l’Amour est désagréable. Et cette guirlande, pourquoi va-t-elle chercher si bêtement les parties que la pudeur ordonne de voiler ? Pourquoi les cache-t-elle si scrupuleusement ? Avec un peu de délicatesse, le peintre eût senti qu’elle manquait son but, si je le devine. Une figure toute nue n’est point indécente. Placez un linge entre la main de la Vénus de Médicis et la partie de son corps que cette main veut me dérober, et vous aurez fait d’une Vénus pudique une Vénus lascive, à moins que ce linge ne descende jusqu’aux pieds de la figure.

 

Que vous dirai-je de la couleur générale de ce morceau ? On l’a voulue forte, sans doute, et on l’a faite insupportable. Le ciel est dur ; les terrasses sont d’un vert comme il n’y en a que là. L’artiste peut se vanter de posséder le secret de faire d’une couleur qui est d’elle-même si douce, que la nature qui a réservé le bleu pour les cieux en a tissu le manteau de la terre au printemps, d’en faire, dis-je, une couleur à aveugler, si elle était dans nos campagnes aussi forte que dans son tableau. Vous savez que je n’exagère point, et je défie la meilleure vue de soutenir ce coloris un demi-quart d’heure. Je vous dirai des Grâces de Van Loo ce que je vous disais il y a quatre ans de sa Médée : c’est un chef-d’œuvre de teinture, et je ne pense pas que l’éloge d’un bon teinturier serait celui d’un bon coloriste.

 

Avec tous ces défauts, je ne serais point étonné qu’un peintre me dît : « Le bel éloge que je ferais de toutes les beautés qui sont dans ce tableau et que vous n’y voyez pas !… » C’est qu’il y a tant de choses qui tiennent au technique et dont il est impossible de juger, sans avoir eu quelque temps le pouce passé dans la palette ! "

 

Diderot, Salon de 1763.

 

 

 

 

 

Rédigé par rafael

Publié dans #CLASSICISME

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