Boris Vian - L'Écume des jours - Extraits
Publié le 24 Juin 2014
Avant-propos
"Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements à priori. Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. Il faut se garder d’en déduire des règles de conduite : elles ne doivent pas avoir besoin d’être formulées pour qu’on les suive. Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid, et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. Sa réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion. On le voit, c’est un procédé avouable, s’il en fut."
La Nouvelle-Orléans. 10 mars 1946.
"Il prit délicatement une rose et tenta de briser la tige. Il fit un faux mouvement et l'un des pétales lui déchira la main sur plusieurs centimètres de long. Sa main saignait, à lentes pulsations, de grosses gorgées de sang sombre qu'il avalait machinalement."
"Le vent se frayait un chemin parmi les feuilles et ressortait des arbres tout chargé d'odeurs de bourgeons et de fleurs [... ] Le soleil dépliait lentement ses rayons et les hasardait, avec précaution, dans des endroits qu'il ne pouvait atteindre directement, les recourbant à angles arrondis et onctueux, mais se heurtait à des choses très noires et les retirait très vite, d'un mouvement nerveux et précis de poulpe doré. Son immense carcasse brulante se rapprocha peu à peu, puis se mit, immobile, à vaporiser les eaux continentales et les horloges sonnèrent trois coups."
"Colin s'était assis par terre pour écouter, adossé au pianocktail, et il pleurait de grosses larmes elliptiques et souples qui roulaient sur ses vêtements et filaient dans la poussière. La musique passait à travers lui et ressortait filtrée, et l'air qui ressortait de lui ressemblait beaucoup plus à "Chloé" qu'au "Blues du Vagabond".
Le Déserteur Monsieur le Président je vous fais une lettre Que vous lirez peut-être Si vous avez le temps Je viens de recevoir Mes papiers militaires Pour partir à la guerre Avant mercredi soir Monsieur le Président je ne veux pas la faire je ne suis pas sur terre Pour tuer des pauvres gens C’est pas pour vous fâcher Il faut que je vous dise Ma décision est prise je m’en vais déserter Depuis que je suis né J’ai vu mourir mon père J’ai vu partir mes frères Et pleurer mes enfants Ma mère a […]