Zola - Courbet
Publié le 9 Mars 2018
" Mon Courbet, à moi, est simplement une personnalité. Le peintre a commencé par imiter les Flamands et certains maîtres de la Renaissance. Mais sa nature se révoltait et il se sentait entraîné par toute sa chair – par toute sa chair, entendez-vous – vers le monde matériel qui l’entourait, les femmes grasses et les hommes puissants, les campagnes plantureuses et largement fécondes. Trapu et vigoureux, il avait l’âpre désir de serrer entre ses bras la nature vraie ; il voulait peindre en pleine viande et en plein terreau.
Alors s’est produit l’artiste que l’on nous donne aujourd’hui comme un moraliste. Proudhon le dit lui-même, les peintres ne savent pas toujours bien au juste quelle est leur valeur et d’où leur vient cette valeur. Si Courbet, que l’on prétend très orgueilleux, tire son orgueil des leçons qu’il pense nous donner, je suis tenté de le renvoyer à l’école. Qu’il le sache, il n’est rien qu’un pauvre grand homme bien ignorant, qui en a moins dit en vingt toiles que la Civilité puérile en deux pages. Il n’a que le génie de la vérité et de la puissance. Qu’il se contente de son lot.
La jeune génération, je parle des garçons de vingt à vingt-cinq ans, ne connaît presque pas Courbet, ses dernières toiles ayant été très inférieures. Il m’a été donné de voir, rue Hautefeuille, dans l’atelier du maître, certains de ses premiers tableaux. Je me suis étonné, et je n’ai pas trouvé le plus petit mot pour rire dans ces toiles graves et fortes dont on m’avait fait des monstres. Je m’attendais à des caricatures, à une fantaisie folle et grotesque, et j’étais devant une peinture serrée, large, d’un fini et d’une franchise extrêmes. Les types étaient vrais sans être vulgaires ; les chairs, fermes et souples, vivaient puissamment ; les fonds s’emplissaient d’air, donnaient aux figures une vigueur étonnante. La coloration, un peu sourde, a une harmonie presque douce, tandis que la justesse des tons, l’ampleur du métier établissent les plans et font que chaque détail a un relief étrange. En fermant les yeux, je revois ces toiles énergiques, d’une seule masse, bâties à chaux et à sable, réelles jusqu’à la vie et belles jusqu’à la vérité. Courbet est le seul peintre de notre époque ; il appartient à la famille des faiseurs de chair, il a pour frères, qu’il le veuille ou non, Véronèse, Rembrandt, Titien."