Corot - Paysages de Ville d'Avray
Publié le 28 Janvier 2018
« Voyez-vous, c’est charmant la vie d’un paysagiste: on se lève de bonne heure, à trois heures du matin, avant le soleil; on va s’asseoir au pied d’un arbre, on regarde et on attend. On ne voit pas grand’chose d’abord, la nature ressemble à une toile blanchâtre, où s’esquissent à peine les profils de quelques masses: […] les vapeurs nocturnes rampent encore comme des flocons argentés sur les herbes d’un vert transi. Bing.'… bing!… un premier rayon de soleil… un second […] On ne voit rien… Tout y est… Le paysage est tout entier derrière la gaze transparente du brouillard, qui monte… monte… monte… aspiré par le soleil… et laisse, en se levant, voir la rivière lamée d’argent, les prés, les arbres, les maisonnettes, le lointain fuyant… On distingue enfin tout ce que l’on devinait d’abord. Bam!… le soleil est levé… Bam! le paysan passe au bout du champ avec sa charrette attelée de deux bœufs… Ding! ding! c’est la clochette du bélier qui mène le troupeau… Bam! tout éclate, tout brille… tout est en pleine lumière… lumière blonde et caressante encore. Les fonds, d’un contour simple et d’un ton harmonieux, se perdent dans l’infini du ciel, à travers un air brumeux et azuré… […] C’est adorable!… et l’on peint… et l’on peint!… Oh! la belle vache alezane, […] Je vais la peindre… Crac! la voilà! Fameux! Dieu, comme elle est frappante!… […] Bon, voilà Simon qui s’avance et regarde. - Eh bien, Simon, comment trouves-tu cela? - Oh! dam! m’sieu… C’est biau, allez!…. - Et tu vois bien ce que j’ai voulu faire? - J'crois ben que j'vois c'que c’est… C’est un gros rocher jaune que vous avez mis là. Boum! boum! midi! Le soleil embrasé brûle la terre… Boum! tout s’alourdit, tout devient grave… Les fleurs penchent la tête… les oiseaux se taisent, les bruits du village viennent jusqu’à nous. […] Boum! Rentrons… – On voit tout, rien n’y est plus. Allons déjeuner à la ferme. […] Travaillez, mes amis, je me repose… je fais la sieste… et je rêve un paysage du matin… je rêve mon tableau… plus tard, je peindrai mon rêve. Bam! bam! le soleil descend vers l’horizon… Il est temps de retourner au travail… Bam! le soleil donne un coup de tam-tam… Bam! il se couche au milieu d’une explosion de jaune, d’orange, de rouge-feu, de cerise, de pourpre… […]. La nature a l’air fatigué… Les fleurettes semblent se ranimer un peu… […] Mais le soleil descend de plus en plus derrière l’horizon… Bam! il jette son dernier rayon, une fusée d’or et de pourpre qui frange le nuage fuyant… bien! […] bien, bien, le crépuscule commence… Dieu! Que c’est charmant! Le soleil a disparu… il ne reste dans le ciel adouci qu’une teinte vaporeuse de citron pâle […]. Les terrains perdent leur couleur… les arbres ne forment plus que des masses brunes ou grises… les eaux assombries reflètent les tons suaves du ciel… On commence à ne plus voir… On sent que tout y est… Tout, est vague et confus… […]. Bing! Une étoile du ciel qui pique une tête dans l’étang… Charmante étoile dont le frémissement de l’eau augmente le scintillement, tu me regardes… tu me souris en clignant de l’œil… Bing! Une seconde étoile apparaît dans l’eau, un second œil s’ouvre. […] Bing! bing! bing! trois, six, vingt étoiles… […] Tout s’assombrit encore… […] C’est un fourmillement d’étoiles. L’illusion se produit… Le soleil étant couché, le soleil intérieur de l’âme, le soleil de l’art se lève… Bon! Voilà mon tableau fait! »
C. COROT Extrait de Un étranger au Salon par J. Graham, 1863.