Delacroix - Michel-Ange - Le jugement dernier
Publié le 18 Décembre 2017
" Le style de Michel-Ange semble donc le seul qui soit parfaitement approprié à un pareil sujet. L’espèce de convention qui est particulière à ce style, ce parti tranché de fuir toute trivialité au risque de tomber dans l’enflure et d’aller jusqu’à l’impossible, se trouvaient à leur place dans la peinture, d’une scène qui nous transporte dans une sphère tout idéale. Il est si vrai que notre esprit va toujours au-delà de ce que l’art peut exprimer en ce genre, que la poésie elle-même, qui semble si immatérielle dans ses moyens d’expression, ne nous donne jamais qu’une idée trop définie de semblables inventions. Quand l’Apocalypse de saint Jean nous peint les dernières convulsions de la nature, les montagnes qui s’écroulent, les étoiles qui tombent de la voûte céleste, l’imagination la plus poétique et la plus vaste ne peut s’empêcher de circonscrire dans un champ borné le tableau qui lui est offert ; les comparaisons employées par le poète sont tirées d’objets matériels qui arrêtent la pensée dans son vol. Michel-Ange, au contraire, avec ses dix ou douze groupes de quelques figures disposées symétriquement, et sur une surface que l’œil embrasse sans peine, nous donne une idée incomparablement plus terrible de la catastrophe suprême qui amène aux pieds de son juge le genre humain éperdu ; et cet empire immense qu’il prend à l’instant sur l’imagination, il ne le doit à aucune des ressources que peuvent employer les peintres vulgaires : c’est son style seul qui le soutient dans les régions du sublime et nous y emporte avec lui. "
On a critiqué l’action du Christ, celle de la Madone et sans doute de beaucoup d’autres personnages, comme on l’aurait fait dans une composition ordinaire, toujours en vue d’un certain effet dramatique qui est ici bien peu de saison. On reprend cette sauvage vigueur des gestes et ces contorsions puissantes qui donnent lieu à de si beaux développemens du corps humain.
Il est curieux que dans ce siècle, le plus matérialiste des siècles, on ait fait à Michel-Ange un reproche de la matérialité de ses formes, comme s’il eût fallu peindre des esprits sans corps, ainsi que la poésie nébuleuse et fantastique peut les figurer. On regrette cette banale sentimentalité que les modernes ont introduite dans la représentation des sujets saints, style faux, style haïssable dans sa prétention à rajeunir les scènes de l’Écriture et de l’Évangile, scènes éternellement belles et neuves, mais seulement pour les hommes vraiment nouveaux et faits pour les rendre dans toute leur simplicité. Le Christ de Michel-Ange n’est ni un philosophe, ni un héros de roman ; c’est Dieu lui-même, dont le bras va réduire en poudre l’univers. Il faut à Michel-Ange, il faut au peintre des formes, des contrastes, des ombres, des lumières sur des corps charnus et mouvans. Le jugement dernier, c’est la fête de la chair ; aussi, comme on la voit courir déjà sur les os de ces pâles ressuscités au moment où le son de la trompette entr’ouvre leur tombe et les arrache au sommeil des siècles ! Dans quelle variété de poétiques attitudes ils entr’ouvrent leur paupière à la lueur de ce sinistre et dernier jour, qui secoue pour jamais la poussière du sépulcre et pénètre jusqu’aux entrailles de cette terre où la mort a entassé ses victimes ! Quelques-uns soulèvent avec effort la couche épaisse sous laquelle ils ont dormi si long-temps ; d’autres, dégagés déjà de leur fardeau, restent là étendus et comme étonnés d’eux-mêmes. Plus loin, la barque vengeresse emporte la foule des réprouvés. Caron se tient là, battant de son aviron les ames paresseuses - Qualunque s’adagia. Rien n’égale la malice et la férocité de ses deux yeux de braise, comme dit le poète. Une espèce de satyre horrible emporte sur ses épaules un de ces damnés, en enfonçant ses dents crochues dans l’une de ses jambes. Les démons percent de leurs crocs le dos et la tête des misérables, les entraînent sur le bord maudit, où d’autres viennent se précipiter d’eux-mêmes et comme poussés par une invisible main. On voit, dans l’ombre, des dents serrées par l’affreux désespoir, des yeux ardens qui s’élèvent en l’air pour maudire l’Être éternel et l’heure de sa justice. De misérables désespérés portent à leur tête, devant leurs oreilles, devant leurs yeux, leurs mains tremblantes, comme pour se cacher l’horreur de l’inévitable vengeance. On ne peut se figurer, sans l’avoir vue, la prodigieuse variété de ces types de démons, de larves, de suppôts de l’enfer, acharnés sur ces damnés, qui sont leur proie pour l’éternité. Rien de plus noble aussi et de plus varié que les attitudes des anges qui forment le groupe placé au-dessous du Christ, et qui embouchent les trompettes fatales. Deux d’entre eux portent chacun un livre dans leurs mains ; l’un de ces livres est la liste des élus. Il est étroit ; il tient entre les doigts de l’ange, qui semble appeler avec complaisance ce petit nombre de justes sauvés à peine au milieu des innombrables rejetons du premier homme. L’autre livre contient les noms des réprouvés ; liste énorme, liste fatale, et dont la colère céleste ne doit rien retrancher.
Le jugement dernier, c’est la fête de la chair ; aussi, comme on la voit courir déjà sur les os de ces pâles ressuscités au moment où le son de la trompette entr’ouvre leur tombe et les arrache au sommeil des siècles ! Dans quelle variété de poétiques attitudes ils entr’ouvrent leur paupière à la lueur de ce sinistre et dernier jour, qui secoue pour jamais la poussière du sépulcre et pénètre jusqu’aux entrailles de cette terre où la mort a entassé ses victimes ! Quelques-uns soulèvent avec effort la couche épaisse sous laquelle ils ont dormi si long-temps ; d’autres, dégagés déjà de leur fardeau, restent là étendus et comme étonnés d’eux-mêmes. Plus loin, la barque vengeresse emporte la foule des réprouvés. Caron se tient là, battant de son aviron les ames paresseuses - Qualunque s’adagia. Rien n’égale la malice et la férocité de ses deux yeux de braise, comme dit le poète. Une espèce de satyre horrible emporte sur ses épaules un de ces damnés, en enfonçant ses dents crochues dans l’une de ses jambes. Les démons percent de leurs crocs le dos et la tête des misérables, les entraînent sur le bord maudit, où d’autres viennent se précipiter d’eux-mêmes et comme poussés par une invisible main. On voit, dans l’ombre, des dents serrées par l’affreux désespoir, des yeux ardens qui s’élèvent en l’air pour maudire l’Être éternel et l’heure de sa justice. De misérables désespérés portent à leur tête, devant leurs oreilles, devant leurs yeux, leurs mains tremblantes, comme pour se cacher l’horreur de l’inévitable vengeance. On ne peut se figurer, sans l’avoir vue, la prodigieuse variété de ces types de démons, de larves, de suppôts de l’enfer, acharnés sur ces damnés, qui sont leur proie pour l’éternité. Rien de plus noble aussi et de plus varié que les attitudes des anges qui forment le groupe placé au-dessous du Christ, et qui embouchent les trompettes fatales. Deux d’entre eux portent chacun un livre dans leurs mains ; l’un de ces livres est la liste des élus. Il est étroit ; il tient entre les doigts de l’ange, qui semble appeler avec complaisance ce petit nombre de justes sauvés à peine au milieu des innombrables rejetons du premier homme. L’autre livre contient les noms des réprouvés ; liste énorme, liste fatale, et dont la colère céleste ne doit rien retrancher.
Autour du Christ sont les âmes heureuses. Du côté de la Madone sont les saintes femmes, les vierges, les mères chrétiennes et martyres ; de l’autre côté, les saints, les patriarches, Adam notre premier père assistant à la destruction de cette déplorable race issue de lui. Les confesseurs, les martyrs de la foi se rapprochent du juge et lui montrent les instruments des supplices qui n’ont pu ébranler leur constance. Quelques-uns semblent contempler avec joie les contorsions de leurs ennemis précipités dans les flammes de l’enfer. En leur faisant étendre vers ces malheureux les râteaux qui ont déchiré leur chair, les roues et les gibets qu’ils ont teints de leur sang, mais surtout en mettant dans leurs yeux un air de satisfaction et de triomphe, Michel-Ange se montre bien l’homme de son siècle, c’est-à-dire le chrétien farouche qui fait de sa vengeance une vertu.
Parmi ces ames fortunées qui s’élèvent jusqu’au sommet de la composition et semblent faire autour du Christ comme une céleste couronne, on voit des amis qui se retrouvent et qui s’embrassent divine et touchante espérance ! Au-dessous de ce groupe, Michel-Ange a personnifié les péchés capitaux et leur inflige à chacun une espèce de supplice analogue à la nature du péché. L’une de ces représentations est d’une crudité et en même temps d’une simplicité qui doit effaroucher la susceptibilité de notre siècle hypocrite, mais que les Italiens du XVIe siècle ont trouvée à sa place dans un pareil tableau et dans une église. J’en dirai autant de l’espèce de punition que Michel-Ange a jugé à propos d’infliger à un de ses ennemis qu’il place dans l’enfer à côté de la figure d’Ugolin.
Au sommet de la composition, dans deux espaces arrondis séparés par un ornement d’architecture, on voit des anges dans des postures diverses qui portent en triomphe les instruments de la passion, ces gages du salut pour les âmes fidèles, condamnation éternelle des âmes perverses pour qui le sang du Christ a été répandu en vain. On pourrait y critiquer plus qu’ailleurs une grande recherche dans les poses et quelques gestes contournés à l’excès, si quelque chose pouvait avec raison être critiquée dans une œuvre où la fermeté du style est si imposante et si continue, qu’il semble que le tableau entier ait été peint à la fois et sous l’inspiration la plus soudaine .
Qui croirait, si l’histoire ne nous l’apprenait, que cet ouvrage si plein de hardiesse dans la conception et d’une exécution si virile, est l’ouvrage d’un vieillard ? Michel-Ange avait passé soixante ans quand il entreprit cet immense travail. La diversité de ses travaux, jointe aux contrariétés qu’il rencontra dans leur exécution, fut cause qu’il ne mit pas moins de sept ou huit ans pour l’achever ; ce qui rend encore plus surprenante l’unité qu’on voit régner dans toutes ses parties, dont aucune ne trahit l’effort ou la fatigue.
Michel-Ange est le père de l’art moderne. On peut reprendre et blâmer les bizarreries, les extravagances même dans lesquelles l’imitation de son style a entraîné ceux qui s’en sont inspirés sans posséder une originalité propre ; mais enfin, c’est à lui que s’arrête définitivement ce que j’appellerai l’art gothique, l’art naïf, si l’on veut, mais l’art qui ne se connaît pas et qui entrevoit à peine cette vive lumière qui ne brille qu’à des temps marqués. L’importance que l’on a voulu donner de nos jours à ces essais dans lesquels le génie de l’art se cherchait encore lui-même, a été l’effet d’une réaction louable sans doute contre une autre sécheresse et une autre raideur, celle de l’école française pendant les quarante dernières années, laquelle ramenait l’art à une espèce d’enfance par l’oubli systématique de tous les progrès que les grands maîtres lui avaient fait faire. Si l’on excepte quelques ouvrages d’un très petit nombre d’hommes privilégiés, les monumens de l’art pendant cette époque resteront comme un exemple singulier des aberrations auxquelles peut porter l’intelligence maladroite des meilleurs principes. L’imitation de l’antique, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus noble dans l’invention et de plus simple dans les détails, avait conduit à l’absence entière d’invention et à l’exécution la plus étroite. Aussi les artistes de cette école se sont-ils presque toujours montrés peu sympathiques pour le talent de Michel-ange. Cette force et cette indépendance les subjuguent peut-être malgré eux ; mais comme ce style renverse toutes leurs idées sur l’imitation, ils ont beau jeu contre l’exagération, la convention, si l’on veut, qui en sont inséparables.
On n’a pas craint d’affirmer que la vue du chef-d’œuvre de Michel Ange corromprait le goût des élèves et les induirait à la manière, comme si quelque chose pouvait être plus funeste que la manière même des écoles. Sans doute des modèles aussi frappans ne s’adressent pas à tous les esprits. Il en est de l’étude d’une manière si agrandie, d’un art si abstrait, si l’on peut parler ainsi, comme de ces régimes austères auxquels ne se soumettent que les rudes tempéramens. En présence de tant de grandeur et de tant de hardiesse, un élève imbécile se retourne vers son maître et ne voit dans le dédain du grand peintre pour l’imitation vulgaire que l’impuissance d’imiter ; le maître se demande, à son tour, s’il fera céder la tradition devant ce mépris de toute tradition, et cependant le sublime artiste s’avance à travers les siècles entouré de disciples plus dignes de lui. Tous les grands noms de la peinture marchent à ses côtés, et le couronnent des rayons de leur propre gloire. Michel-Ange, comme Homère chez les anciens, est la source féconde où ils ont tous puisé. Raphaël et toute l’école romaine, celle de Florence et de Parme, avec André del Sarto et le Corrège, celle de Venise, avec le Titien, le Tintoret et le Véronèse, jusqu’à celle de Bologne et des Caraches, ne sont que des expressions variées de l’influence de Michel-Ange sur des génies différens. Rubens lui doit une partie de son exubérance et de son audace. Il n’est pas de nature si originale qui n’ait subi cette action puissante. Que le public se rassure donc sur le sort de notre école moderne, qui tient si peu de place après toutes ces écoles magnifiques. Maîtres et disciples peuvent, sans rougir, et sur le même rang, se placer à la suite de ce cortège imposant des plus grandes lumières de la peinture. L’art ne sortira pas du cercle que Michel-Ange a tracé autour de lui. Du premier coup il l’a conduit jusqu’à la borne qu’il ne peut franchir. Après toutes les nouvelles déviations dans lesquelles l’art pourra se trouver entraîné par le caprice et le besoin du changement, le grand style du Florentin sera toujours comme un pôle vers lequel il faudra se tourner de nouveau pour retrouver la route de toute grandeur et de toute beauté. Nous devons donc encore une fois applaudir à la pensée qui a voulu doter l’école d’une reproduction du Jugement dernier, et aussi à la patiente énergie qu’il a fallu pour l’accomplissement de cette pensée si généreuse."
EUGENE DELACROIX.
Revue des Deux Mondes, Période Initiale, tome 11, (pp. 337-344).
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