Paul Veronese - Les Noces de cana - Théophile Gautier

Publié le 6 Mai 2017

Paul Veronese - Les Noces de cana - Théophile Gautier

La gravure est aux arts plastiques ce que l’imprimerie est à la pensée, un puissant moyen de vulgarisation ; sans elle un chef d’œuvre renfermé au fond d’une avare galerie resterait pour ainsi dire inconnu. Ils sont rares ceux qui peuvent, accomplissant un pieux pèlerinage, visiter les tableaux des grands maîtres dans les églises, les palais et les musées d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre et de France. Malgré la facilité de communication tous les jours augmentée, il n’est pas donné encore à tout le monde d’aller à Corinthe. Rome, Venise, Parme, Florence, Naples, Gènes, Madrid, Séville, Londres, Anvers, Bruxelles, Dresde, renferment d’inestimables trésors, éternelle admiration des voyageurs ; mais il existe beaucoup d’esprits intelligents, sensibles aux pures jouissances de l’art qui, pour des raisons de fortune et de position, par les occupations d’une vie forcément sédentaire, n’auraient jamais connu certains chefs-d’œuvre de Raphaël, de Titien, de Léonard de Vinci, de Paul Véronèse sans le secours de la gravure, dont l’invention a concordé par un parallélisme providentiel avec la renaissance des arts, comme l’imprimerie avait concordé avec la renaissance de la pensée. La toile unique, la fresque immobile, incorporée à sa muraille, se multiplient indéfiniment par la gravure, vont trouver l’amateur qui ne vient pas à elles, et chacun peut posséder sur le mur de son salon ou de son cabinet, des richesses qui semblaient le domaine exclusif des riches et des puissants de la terre.

Une belle gravure est plus qu’une copie ; c’est une interprétation ; c’est à la fois une œuvre de patience et d’amour. Il faut que le graveur aime, admire et comprenne son modèle ; il faut qu’il s’imprègne de son inspiration, qu’il pénètre dans les sens mystérieux de son talent ; car il ne s’agit pas seulement de reproduire exactement les lignes de la composition, les contours des formes, de mettre à leur place les ombres et les clairs, de dégrader habilement les demi-teintes ; il faut, avec une seule teinte noire, rendre la couleur générale du maître, faire sentir s’il est clair ou ténébreux, chaud ou froid, blond ou bleuâtre, clair comme Paul Véronèse ou ténébreux comme Caravage, chaud comme Rubens ou froid comme Holbein, blond comme Titien ou bleuâtre comme le Guide ; marquer la différence des tons, indiquer par des travaux variés la valeur relative des objets, exprimer avec le burin la touche âpre ou fondue, le faire uni ou heurté, le tempérament même du peintre ; ce n’est pas là, certes, un médiocre travail, et l’on n’en vient à bout qu’à force d’étude, de soin, de persévérance, de talent, de génie même. Telle planche qu’on admire a absorbé des années de labeur assidu et coûté par conséquent des sommes considérables, qui dépassent presque toujours et de beaucoup la valeur du tableau reproduit.

Paul Veronese - Les Noces de cana - Théophile Gautier
Paul Veronese - Les Noces de cana - Théophile Gautier

Les maîtres dessinateurs sont les plus aisés à graver ; leurs contours arrêtés se saisissent facilement ; leurs tableaux, modelés dans une harmonie sobre, ne perdent presque rien à être traduits sur cuivre, et l’on peut même dire que plusieurs d’entre eux, à cause de leurs tons enfumés et rembrunis, sont plus agréables à voir dans de belles estampes qui leur conservent tout leur charme moins leur dureté de couleur et les altérations du temps.

Les coloristes, par la nature même de leur talent, offrent de plus grandes difficultés ; comment traduire avec les dégradations d’une teinte unique ces variétés et ces contrastes de nuances ? Quel peintre, par exemple, plus rebelle à la gravure que Paul Véronèse, et où trouver un artiste assez hardi pour aborder avec le burin ce gigantesque tableau des Noces de Cana, la page la plus merveilleuse de cette grande épopée de festins traitées par le peintre vénitien : le Repas chez Simon le Pharisien, le Repas chez Lévi, le Repas chez Simon le Lépreux ? Comment affronter non-seulement cette sérénité lumineuse de sa couleur, mais encore cet immense déploiement d’architecture et de personnages ? Comment renfermer dans un format réduit des compositions qui contiennent tout un monde de figures et de détails ?

Ces difficultés n’ont pas arrêté M. Prévost. Mais avant de dire comment il a réussi à les vaincre nous allons tâcher de donner une traduction écrite de ce tableau sans rival.

Les noces miraculeuses ont lieu dans un vaste portique ouvert, d’ordre ionique avec des colonnes de brocatelle rose de Vérone, dont l’entablement soutient des balustrades sur lesquelles se penchent quelques curieux. La table, disposée en fer à cheval, porte sur un magnifique pavé de mosaïque. Une terrasse à balustres, dont les rampes ornées de boules descendent vers la salle du festin, coupe à peu près la composition en deux zones et l’étage heureusement. De splendides architectures aux frontons de marbre blanc, aux colonnes corinthiennes cannelées, continuent la perspective et détachent leurs formes lumineuses sur un de ces ciels d’un bleu de turquoise où flottent des nuages d’un gris argenté, comme Paul Véronèse sait si bien les peindre, et qui sont particuliers au climat de Venise ; un élégant campanile à jour, et surmonté d’une statue qui rappelle l’ange d’or du campanile de la place Saint-Marc, laisse jouer l’air et les colombes à travers ses arcades.

Au milieu de la composition, à la place d’honneur, rayonne dans sa sérénité lumineuse, ayant à côté de lui sa mère divine, Jésus-Christ, l’hôte céleste, prononçant les paroles miraculeuses qui changent l’eau en vin ; autour de lui sont groupés les convives avec différentes attitudes d’étonnement, d’insouciance et d’incrédulité ; dans l’espace laissé vide, au centre du fer à cheval, des musiciens exécutent un concerto, des serviteurs versent l’eau des amphores dans les vases où elle se change en un vin généreux. Sur la terrasse du fond, s’agite et s’empresse tout un monde d’esclaves et d’officiers de bouche, pannetiers, sommeliers, écuyers tranchants, qui apportent les mets, découpent les viandes et vont prendre les plats et les aiguières à un grand dressoir disposé sous une des colonnades ; sur les rampes et les garde-fous des toits, s’accoude une foule curieuse qui contemple de loin la vaste cène symbolique.

Malgré l’époque où le miracle eut lieu, les personnages sont habillés à la mode du temps de Paul Véronèse, ou dans un goût fantasque qui n’a rien d’antique. Des pédants ont critiqué ces anachronismes de costume, volontaires assurément chez un artiste aussi savant que Paul Véronèse. Un poëte s’est chargé de leur répondre, et nous transcrivons ici ces vers qui résument si heureusement le caractère de l’artiste.

Lorsque Paul Véronèse autrefois dessina
Les hommes basanés des Noces de Cana,
Il ne s’informa pas au pays de Judée
Si par l’or ou l’argent leur robe était brodée,
De quelle forme étaient les divins instruments
Qui vibraient sous leurs doigts en ces joyeux moments ;
Mais le Vénitien, en sa mâle peinture,
Fit des hommes vivants comme en fait la nature.
Sur son musicien on a beau déclamer,
Je ne puis pour ma part m’empêcher de l’aimer.
Qu’il tienne une viole ou qu’il porte une lyre,
Sa main étant de chair, je me tais et j’admire.

 

La fantaisie du peintre a introduit dans cette immense composition les portraits d’un grand nombre de personnages célèbres. D’après une tradition écrite conservée dans le couvent de Saint-Georges et reproduite par M. Villot dans le nouveau livret du Musée, il paraît que l’époux assis à gauche, à l’angle de la table et à qui un nègre debout, de l’autre côté, présente une coupe, serait Don Alphonse d’Avalos, marquis de Guast, et la jeune épouse placée près de lui, Éléonore d’Autriche, reine de France ; derrière

Les Noces de Cana de Paul Véronèse
Goupil (pp. 5-17).

Rédigé par rafael

Publié dans #RENAISSANCE ITALIE

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article