Nicolas Poussin - Jean-Joseph Taillasson
Publié le 19 Février 2017
Les amateurs des arts ne peuvent entendre prononcer le nom du Poussin, sans éprouver un sentiment de respect et de vénération. Il est le premier des peintres Français dont la statue ait été placée parmi celles des hommes célèbres qui ont honoré la France ; et sans injustice on ne pouvoit accorder cet honneur à un autre peintre avant lui ; les circonstances l’ont empêché long-temps de faire connaître son génie, et s’il fût mort à quarante ans, sans doute il fût mort ignoré ; mais depuis qu’il put se fixer à Rome et s’y livrer à sa passion pour l’étude, rien ne l’empêcha plus de mûrir, de perfectionner son rare talent : il ne fut point distrait par une mauvaise santé, par l’amour des richesses, ni par le désir des places, ni par le tourbillon fatigant du monde ; solitaire, pendant une longue vie, dans le pays le plus favorable aux arts, il a constamment suivi son but, celui de faire de beaux tableaux.
On pourrait le comparer à Turenne ; l’un fut peintre, comme l’autre fut général : tous les deux, profonds dans leur art, durent leur talent et leur renommée à de longs travaux et à de longues années ; tous les deux, dédaignant la fortune, n’eurent jamais pour objet qu’une gloire plus solide que brillante ; ils se ressemblent même par la figure : un air de simplicité, je ne sais quoi d’austère et de bon, fait le caractère de leur physionomie.
Le Poussin est le plus sage des peintres, et, sans contredit, un des plus savants : ses tableaux sont remplis de pensées ; et plus on a de dignité et d’élévation dans l’âme, mieux on sent ses idées, et plus elles en font naître de nouvelles. Un des caractères distinctifs de ses ouvrages, est de nous transporter au temps dont ils représentent les sujets, et ils ressemblent plus aux peintures des anciens que tous ceux des peintres modernes : son dessin a de la grandeur et de la sévérité. On lui a reproché de ressembler plus aux statues antiques qu’à la nature ; cette critique spécieuse n’est pas fondée : l’étude de la beauté, celle du caractère des peuples qu’il peignait, ses études faites d’après les belles statues ne l’ont point entraîné à donner à ses figures l’air de pierre ou de marbre, comme cela est arrivé aux modernes Italiens ; elles vivent, elles se meuvent ; cette vie et cette physionomie antique font précisément le caractère le plus distinct de son originalité.
Souvent il a joint à la beauté, à la grandeur, une sorte de grâce sage et sévère, qui ne porte point les sens vers la volupté, mais qui plaît beaucoup à l’âme. Ses femmes ont toujours un air d’élévation et de vertu qui attache, inspire le respect, mais qui ne charme pas. C’est le peintre des gens d’esprit, des philosophes, des hommes vertueux ; et celui qui se plaît à vivre entouré de tableaux ou d’estampes du Poussin, n’est, à coup sûr, ni un petit maître, ni un libertin, ni un malhonnête homme, ni un sot. Ses tableaux excitent à la vertu, soit par le choix des sujets, soit par la manière dont il les a rendus. Il a porté l’expression à un très-haut degré ; cependant, l’amour qu’il avait pour le caractère élevé, lui a fait souvent sacrifier l’énergie de l’expression à la noblesse, à la beauté ; et il n’a pas cet abandon de sentiment que l’on trouve à chaque pas dans Raphaël, dans Michel-Ange, dans Rubens : il semble craindre d’altérer la dignité de ses figures en les peignant troublées, tourmentées par de fortes passions ; elles paraissent commander à leur sensibilité, et leurs âmes sont émues, lorsque leurs corps sont dans une attitude tranquille ; c’est, sans doute, ce qui leur donne l’air de philosophes. Ses compositions n’ont point la naïveté, le mouvement de celles de Raphaël ; elles paraissent le fruit de profondes réflexions ; mais elles plaisent par cela même, rien n’y est mis au hasard ; une raison éclairée, un goût sévère et grand y ont tout distribué : plus on voit ses productions nobles et savantes, moins on peut s’en détacher, et plus elles excitent l’enthousiasme et l’admiration.
L’étude qu’il a faite des statues antiques a déterminé son goût de draperies ; leur style est imposant et original ; et bien que les détails n’en soient pas toujours heureux, elles intéressent toujours par un bel agencement et un air de vérité. Il n’a pas suivi le costume avec un scrupule servile et fanatique ; mais il ne s’est point écarté des formes principales qui font le caractère distinctif des différents peuples. Quoique le Poussin se soit bien moins attaché au coloris qu’à la composition et au dessin, quoiqu’il ait été bien plus ambitieux de plaire à l’âme qu’aux yeux, sa couleur est quelquefois très-belle, et toujours elle a un ton vigoureux, peu ordinaire, et qui convient parfaitement à la sévérité de son style.
Les Hébreux sont de tous les hommes de l’antiquité ceux qu’il a le mieux peints : soit par les ajustements, soit par l’expression et le caractère du dessin, il a rendu mieux qu’aucun peintre l’austère simplicité de ce peuple religieux ; on pourrait dire même qu’il a donné quelque chose d’hébraïque à tous les peuples qu’il a peints. On voit peu de grands tableaux de lui, parce qu’il trouva rarement l’occasion d’en faire ; cependant celui qui représente le Temps enlevant la Vérité, et celui de St. François Xavier rappelant à la vie une jeune Japonaise, prouvent assez qu’en offrant sur de grands espaces l’abondance et la beauté de ses pensées, il fût devenu aussi célèbre qu’il l’a été en peignant sur des toiles de moyenne proportion, devenues vastes par le pouvoir de son art. Il a eu différentes manières de peindre, il les variait même selon les sujets qu’il traitait : son pinceau a été plus ferme et hardi que doux et moelleux ; son tableau de la Manne dans le Désert, est de sa plus parfaite manière : c’est aussi dans toutes ses parties un de ses plus admirables ouvrages.
Ô regrets ! ô révolution cruelle qui porta chez nos ennemis, ses fameux Sacrements, ces chefs-d’œuvres si attachants et si neufs ! que de belles expressions, que de pensées originales et sublimes se trouvent réunies dans cet ouvrage célèbre ! Avec quelle grave simplicité les saintes cérémonies y sont présentées, et combien elles y paraissent augustes et touchantes ! On seroit trop long à décrire toutes les belles compositions du Poussin ; cela serait même inutile, puisqu’elles sont si connues : mais peut-on parler de lui et ne pas nommer au moins ce beau sujet du Testament d’Eudamidas qu’il a traité d’une manière si sublime et qui montre si bien la physionomie de son génie ; comment ne pas nommer l’Évanouissement d’Esther, la Peste des Philistins, Moïse exposé sur les eaux, l’Enlèvement des Sabines ; peut-on ne pas offrir à la mémoire ce tombeau, qui, dans une riante campagne, rappelle à de jeunes voyageurs la mort d’un heureux berger d’Arcadie ; et ces Saisons si poétiquement nobles, dansant au son d’un instrument dont le Temps joue lui-même, tandis qu’un enfant, un sablier à la main, compte leurs rapides instants, et qu’un autre fait naître et voler des bulles de savon, image de l’éclat passager de la vie, et tandis qu’au plus haut du ciel, le Soleil, accompagné des Heures, parcourt sa carrière éternelle ?
Personne, dans ses tableaux, n’a fait des fonds aussi beaux que lui : cela pouvait-il être autrement ? Il était savant dans l’architecture, profond dans la perspective ; et l’un de ses plus glorieux caractères distinctifs, est d’avoir été aussi fameux peintre de paysage que d’histoire : tous ses tableaux d’histoire, fussent-ils détruits et oubliés, ne restât-il que ses paysages, il serait encore placé parmi les plus grands peintres ; il marche l’égal de ceux qui ont le plus de réputation dans ce genre, et aucun ne l’a fait avec des formes aussi héroïques : enrichies de fabriques nobles, les belles contrées qu’il a peintes ont toujours une imposante majesté ; il semble qu’en d’aussi beaux lieux, on ne puisse avoir que de grandes pensées ; et ils paraissent destinés à être les retraites paisibles des héros et des sages ; les figures qu’il y a placées sont bien dignes de ces demeures augustes.
La plupart de ses paysages offrent des sujets qui en accroissent l’intérêt : c’est Poliphême couvrant le sommet d’une montagne de l’immensité de son corps, et qui, pour attendrir Galathée, fait retentir des sons de ses chalumeaux une vaste et riche campagne ; c’est Orphée charmant les Nymphes des bois par les doux accords de sa lyre, et qui ne s’aperçoit pas que sa chère Euridice est blessée par un serpent ; Euridice dont le destin funeste réveille toutes les idées que l’harmonie et l’âme de Virgile ont rendues si touchantes. Dans l’un de ses tableaux, on voit le corps de Phocion porté avec ignominie loin des terres d’une ville ingrate, dont ce héros fut long-temps l’amour, l’orgueil et la défense ; dans un autre, une femme de Mégare recueille avec respect les os calcinés de cet illustre citoyen, afin de les porter, et de les conserver religieusement dans ses foyers : vaste matière aux réflexions sur la faveur populaire, sur les hautes fortunes et même sur les hautes vertus. Il a peint dans le Paradis Terrestre la Nature vierge et fortunée, parée de toute la pompe et de tout l’éclat de ses innombrables richesses : dans son fameux tableau du Déluge, avec quelles couleurs funèbres il offre la terre malheureuse frappée du courroux du Tout-Puissant, et sur le point d’être ensevelie sous l’abîme fangeux des eaux.
Eh ! qui prouve comme lui que l’âme seule place au premier rang dans la peinture ? Qui prouve comme lui qu’une main adroite peut n’y être souvent qu’un instrument inutile ? C’est d’une main paralytique et tremblante qu’il a peint plusieurs chefs-d’œuvres dont nous venons de parler ; chefs-d’œuvres faits pour donner des leçons à tous les poëtes de l’univers ; que dis-je, sans ce faible instrument il pouvait leur dicter assez d’idées pour servir de matières à des poëmes entiers. Un sentiment profond, calme, élevé, est la source du style noble et sublime du Poussin ; génie neuf et la gloire de sa patrie : c’est un des hommes qui ont possédé plus de grandes parties de la peinture ; et il est placé par beaucoup de gens à côté de Raphaël même. Corneille et le Poussin ont tant de rapports entre eux, par la beauté mâle de leur génie, qu’ils semblaient devoir naître dans la même contrée ; honneur, respect à l’heureuse province qui vit s’élever de son sein, et l’un de nos plus célèbres poëtes, et le plus grand de nos peintres !