La guerre totale
Publié le 8 Janvier 2017
La guerre, la guerre qui détruit tout, les vies, les villes, assassine les femmes, les enfants, les vieillards, détruit pour détruire, transformant les paysages de nos enfances en d’immenses cimetières où les ombres des immeubles en ruines masquent à peine la douleur des survivants qui errent.
Rien ne justifie cette douleur infligée aux corps et à la mémoire, pourtant elle parcourt notre histoire de la guerre de Sécession à Alep. Le cœur des hommes fermé à toute pitié détruit sans cesse le monde que les siècles ont bâti, achevant sans remord la tâche qu’on leur a assigné : détruire.
« Brûlez tout ! Brûlez-tout… ! » D’abord les soldats hésitent. Ils se regardent les uns les autres comme pour voir qui est prêt à obéir, mais Sheridan exulte. Il montre la ferme devant laquelle ils viennent de s’arrêter, dans cette vallée de Shenandoah, et il hurle : « Brûlez ! » Alors ils se décident, finissent par le faire, un peu honteux. Ils s’habitueront vite et bientôt n’y penseront même plus. Toutes les fermes qu’ils trouveront sur leur route connaîtront le même sort et ils le feront sans même s’en apercevoir. « The Burning ». C’est cela que Grant a demandé à Sheridam : la guerre totale, qui fait pleurer les villages. Bientôt ils n’auront plus ce geste un peu gauche d’hésitation, bientôt ils ne descendront même plus de leurs chevaux. Ils n’hésiteront pas non plus à tirer dans le ventre des fermiers qui ont saisi une fourche pour protéger leurs récoltes, ou à passer par le fil de la lame les femmes qui essaieront de s’interposer. Bientôt ils brûleront tout, systématiquement. Pendant des mois. Et Sheridan n’aura plus à le dire, à le hurler en se dressant sur ses étriers : « Brulez tout ! », ils auront appris à le faire. Grant pense souvent qu’il aura à demander pardon pour ces ordres donnés car il sait quelle réalité se cache derrière ce qu’il exige. Et quand il ordonne « the Burning », il voit, lui, les fermes brûlées et les enfants en pleurs. Alors il s’adresse à Julia en son esprit, lorsqu’il boit sans trouver le sommeil, pardonne-moi Julia, des femmes et des enfants ont été piétinés, il voudrait le dire, le hurler : ce qu’il exige de ses hommes est folie. « Lorsque j’en aurai terminé, lui écrit Sheridan, la vallée sera impropre à la vie des hommes et des bêtes », et c’est ce qu’il fait : le bétail est éventré ou, pour aller plus vite, brûlé vif dans les étables, avec les fermiers parfois, pardonne-moi, Julia, et ne me regarde plus jamais avec amour. La victoire approche et la guerre devient plus sale, plus pénétrante. Cela fait longtemps que les hommes n’ont plus de rêve de noblesse, ils savent que la guerre se fait en grimaçant et qu’ils sont perdus. C’est cela qu’on leur a demandé : accepter de se dire adieu et aller au plus ignoble. Ils le font. Shéridan écrit à Grant, en le lisant, n’éprouve aucun dégoût, il n’a pas le droit. C’est lui qui a exigé cela des hommes. S’il doit ressentir le dégoût, qu’il le ressente pour lui-même et c’est ce qu’il fait, mais qui peut l’entendre ? Julia continue à l’aimer, alors que lui est hanté par les cris de Sheridan. « Brûlez … ! Brûlez tout … ! », et il n’a pas le droit de trouver cela répugnant car c’est lui qui l’exige alors il y répond en ordonnant qu’on tire une salve de mille coups de fusil contre Petersburgh en l’honneur de ceux qui ont fait saigner la terre de Shenandoah, « Brûlez … ! Brûlez », et lorsqu’il referme son courrier et relève la tête, il sait qu’une nouvelle façon de faire la guerre est né."
Laurent Gaudé, Ecoutez nos défaites. Actes Sud, 2016.
"Je suis jeune, j'ai vingt ans : mais je ne connais de la vie que le désespoir, l'angoisse, la mort et l'enchaînement de l'existence la plus superficielle et la plus insensée à un abîme de souffrances. Je vois que les peuples sont poussés l'un comme l'autre et se tuent sans rien dire, sans rien savoir, follement, docilement, innocemment. Je vois que les cerveaux les plus intelligents de l'univers inventent des paroles et des armes pour que tout cela se fasse d'une manière raffinée et dure encore plus longtemps. [...] Que ferons nos pères si, un jour, nous nous levons et nous nous présentons devant eux pour leur demander des comptes ? Qu'attendent-ils de nous lorsque viendra l'époque où la guerre est finie ? Pendant des années, nous avons été occupés qu'à tuer ; ç'a été là notre première profession dans l'existence. Notre science de la vie se réduit à la mort. Qu'arrivera-t-il donc après cela ? Et que deviendrons-nous ?"
"C'est par hasard que je reste en vie, comme c'est par hasard que je puis être touché. Dans l'abri "à l'épreuve des bombes", je puis être mis en pièces, tandis que, à découvert, sous dix heures de bombardement le plus violent, je peux ne pas recevoir une blessure. Ce n'est que parmi les hasards que chaque soldat survit. Et chaque soldat a foi et confiance dans le hasard."
"Encore une nuit. Nous sommes maintenant pour ainsi dire vidés par la tension nerveuse. C'est une tension mortelle, qui, comme un couteau ébréché, gratte notre moelle épinière sur toute sa longueur. Nos jambes se dérobent; nos mains tremblent; notre corps n'est plus qu'une peau mince recouvrant un délire maîtrisé avec peine et masquant un hurlement sans fin qu'on ne peut plus retenir. Nous n'avons plus ni chair, ni muscles; nous n'osons plus nous regarder, par crainte de quelque chose d'incalculable. Ainsi nous serrons les lèvres, tâchant de penser : cela passera... Cela passera... Peut-être nous tirerons-nous d'affaire."
"Nous sommes devenus des animaux dangereux, nous ne combattons pas, nous nous défendons contre la destruction. Ce n'est pas contre des humains que nous lançons nos grenades, car à ce moment là nous ne sentons qu'une chose: c'est que la mort est là qui nous traque, sous ces mains et ces casques[...] la fureur qui nous anime est insensée: nous ne sommes plus couchés, impuissants, sur l’échafaud, mais nous pouvons détruire et tuer, pour nous sauver... pour nous sauver et nous venger."
"Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur.... Vingt ans ont passé. Et depuis vingt ans, malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je ne me suis pas lavé de la guerre. L’horreur de ces quatre ans est toujours en moi. Je porte la marque. Tous les survivants portent la marquent. J’ai été soldat de deuxième classe dans l’infanterie pendant quatre ans, dans des régiments de montagnards. Avec M. V., qui était mon capitaine, nous sommes à peu prés les seuls survivants de la 6ème compagnie. Nous avons fait les Eparges, Verdun-Vaux, Noyons-Saint-Quentin, le Chemin des Dames, l’attaque de Pinon, Chevrillon, le Kemmel. La 6ème compagnie a été remplie cent fois et cent fois d’hommes. La 6ème compagnie était un petit récipient de la 27ème division comme un boisseau à blé. Quand le boisseau était vide d’hommes, enfin quand il n’en restait plus que quelques-uns au fond, comme des grains collés dans les rainures, on le remplissait de nouveau avec des hommes frais. On ainsi rempli la 6ème compagnie cent fois et cent fois d’hommes. Et cent fois on est allé la vider sous la meule. Nous sommes de tout ça les derniers vivants, V. et moi.
Extrait de Refus d’obéissance, Jean Giono.
" ... Ensuite, au fur et à mesure qu’augmentait leur mystérieuse peur, au fur et à mesure que s’élargissait dans leurs yeux cette mystérieuse tache blanche, les Allemands se mirent à tuer les prisonniers qui avaient les pieds malades et ne pouvaient pas marcher, à brûler les villages qui n’arrivaient pas à remettre aux pelotons de réquisition un nombre donné de mesures de blé ou de farine, un nombre donné de mesures d’orge ou de mais, un nombre donné de chevaux et de têtes de bétail. Quand les Juifs commencèrent à manquer, ils se mirent à pendre les paysans. Ils les pendaient par la gorge ou par les pieds aux branches des arbres, sur les petites places de villages, autour du piédestal vide où, quelques jours plus tôt, se dressait la statue de plâtre de Lénine ou de Staline, ils les pendaient à côté des corps des Juifs délavés par la pluie, qui oscillaient sons le ciel noir depuis des jours et des jours, près des chiens des Juifs pendus à la même branche que leurs maîtres. « Ah, des chiens juifs ! die jüdischen Hunde ! » disaient en passant les soldats allemands."
extrait de Curzio Malaparte, "Kaputt", Edition Denoël, collection folio, 1946, pp. 247-254.
"Dans Clausewitz, la guerre, acte de violence d’un État voulant réduire un autre État à sa merci, est interprétée comme conduisant à l’anéantissement des seules forces militaires sur le champ de bataille. Ainsi commence la lecture de l’œuvre Vom Kriege de Clauzewitz par le général Ludendorff dans l’ouvrage que publie l’ancien chef d’état-major général allemand en 1937, La guerre totale (Flammarion, 1937). Plus sûrement que Daudet, Ludendorff date la naissance de la guerre totale de la Grande Guerre de 1914‑1918 qui réalise, selon lui, la fusion entre l’armée et le peuple pour donner naissance à la guerre de masse dont il perçoit des prodromes côté français lors de la guerre franco-prussienne de 1870‑1871. La combinaison des systèmes de recrutement des hommes, caractéristique de l’avènement de la démocratie et de l’organisation de la conscription universelle, avec l’évolution de systèmes d’arme innovants, s’appuyant sur une mobilisation industrielle, puis progressivement économique, et une bureaucratie de guerre, fait entrer dans une nouvelle échelle de la guerre. Cette échelle, à la fois géographique, temporelle, économique, mentale de la guerre mondiale explique que, sur l’ensemble du territoire d’un pays, la population combattante, y compris celle civile qui ne porte pourtant pas les armes des soldats, subit « l’action directe de la guerre » (La guerre totale, op. cit., p. 8). Cette dernière subit également ses manifestations indirectes par les effets du blocus (ici Ludendorff introduit la lecture allemande du blocus économique allié contre les puissances centrales, organisé au printemps 1915 et levé en juillet 1919) et ses effets directs sur la démographie des peuples depuis les mortalités dues aux combats jusqu’aux pathologies et aux épidémies de guerre les plus habituelles (famines, maladies de carence, choléra, grippe, tuberculose…). Lorsque la métaphore d’un front de guerre, qui serait partout et nulle part, est retenue pour poser la singularité de la guerre mondiale au xxe siècle, il s’agit bien d’entrer dans une lecture de la guerre qui engage l’ensemble du corps de la société, jusque dans son esprit travaillé par les censures et les propagandes. Aussi la fin du héros militaire, dans les figures guerrières les mieux établies de l’histoire de la guerre en Occident, voisine avec le sacrifice du « soldat inconnu », métaphore du visage non figuré, voire défiguré, du combattant des guerres totales. "
Olivier Forcade
"La guerre totale, si elle est définie comme une guerre d’anéantissement des forces militaires et d’une société dans ses fondements et son existence, est un basculement dans une autre forme de guerre. Il ne s’agit pas seulement d’un changement de seuil, mais bientôt d’essence. Par exemple, le bombardement était déjà l’objet d’une tentative de réglementation lors de la conférence de La Haye de 1907. Bien sûr, le bombardement par l’artillerie lourde dans la guerre de 1914‑1918 et son utilisation orientée contre les populations civiles sur le front occidental, à compter de l’automne 1916, retouche un paramètre tactico-opérationnel de la guerre. Entre fin mars et début mai 1918, vingt-trois bombardements eurent lieu sur Paris, faisant fuir 800 000 des 3 millions de Parisiens en six mois. Or, le bilan montrait des pertes humaines très faibles rapportées à celles de la guerre, soit 267 tués et 602 blessés, mais avec des conséquences psychologiques fortes. L’expérience du bombardement aérien par des pièces à longue portée installées dans l’Aisne, à une distance de 140 km de la cible, ouvrait une nouvelle page de la guerre. Il faut donc progressivement parler d’une conception stratégique nouvelle de l’emploi (massif) de l’artillerie lourde, utilisée ponctuellement contre des populations civiles et les villes.
Puis, de façon systématisée sinon théorisée dans la guerre aérienne contre les villes dans les années 1930 aux États-Unis notamment, le bombardement stratégique, en 1939‑1945 confirme, pour l’essentiel, un changement de seuil davantage que d’essence de la guerre. Le bombardement stratégique est au cœur de la stratégie aérienne. Tout à la fois « symbole et manifestation de la puissance aérienne, il est la marque de la guerre totale ». Décisive, l’entrée dans l’âge stratégique nucléaire est moins un changement de seuil que de nature et d’essence de la guerre. Le bombardement nucléaire pose une autre question à la stratégie, sur la potentialité technologique et la possibilité pratique d’une destruction totale d’un pays et de la vie humaine. Au début de la guerre froide, les débats sur la stratégie nucléaire valorisent l’idée de la dissuasion au détriment de l’action en même temps qu’ils invitent à dépasser la guerre."
Olivier Forcade
Et l'horreur continue sans relâche pendant des dizaines d'années, les bombardements se succèdent et les populations civils sont massacrés sans raisons ... et aujourd'hui rien n'a changé.
Pierre Brueghel - Le triomphe de la mort - LANKAART
Le triomphe de la mort, 1562, Musée du Prado, Madrid A la fin du XIVe siècle entre 1347 et 1349 la peste ravage l'Europe, l'ampleur du désatre est énorme, la population est réduite de moitiée...
http://www.lankaart.org/article-jerome-bosch-le-triomphe-de-la-mort-49162709.html
Camus - La Peste - Extrait - LANKAART
"On pouvait cependant avoir d'autres sujets d'inquiétude par suite des difficultés du ravitaillement qui croissaient avec le temps. La spéculation s'en était mêlée et on offrait à des prix f...
http://www.lankaart.org/article-camus-la-peste-extrait-121275997.html