Giotto di Bondone - Elie Faure
Publié le 13 Janvier 2017
" Giotto n’est pas un primitif, non plus que Dante. Il est la conclusion d’un long effort. S’il révéla à ceux qui vinrent cent ans après lui le langage des formes, c’est un peu à la façon dont Phidias peut le révéler encore à ceux qui l’aiment suffisamment pour se refuser à le suivre. Guido, Cimabue, Duccio même, le noble Siennois qui retrouva dans la tradition byzantine l’âme réelle de la Grèce et traduisit humainement pour la première fois le drame de la Passion, n’avaient pu défoncer la gangue hiératique que les peintres de Ravenne et les mosaïstes envoyés par Constantinople proposaient à leurs désirs. Avec Giotto le mouvement, la vie, l’intelligence, le grand calme architectural, tout envahit les formes à la fois. Parce qu’il arrivait presque le premier, il disposa de moyens réduits, mais il sut traduire avec eux une conception du monde et de la vie tout à fait mûre. La seule expression que son temps lui permît d’en donner, il la donna complète, et consciente, avec la liberté et la sobriété des hommes qui portent en eux une de ces minutes décisives que l’humanité met parfois plusieurs siècles à conquérir. Il fut de ceux après lesquels la dissociation et l’analyse doivent fatalement recommencer. L’Italie renaissante est séparée de lui par un abîme et il faudra attendre Raphaël pour que s’ébauche et Rubens pour que s’effectue avec l’esprit moderne, la synthèse que fit Giotto avec l’esprit médiéval.
Il eut ce génie symbolique que le Moyen Âge chrétien imposait à ses poètes comme la nature elle-même impose aux cultivateurs le rythme de ses saisons. Puisque la vie, pour eux, symbolisait l’idée divine, ils ne pouvaient rencontrer le symbole que dans la matière de la vie passionnément aimée et passionnément étudiée pour ce qu’elle contient et révèle. Le symbole venait à lui dans les attitudes des hommes, dans l’humble mouvement au ras du sol des bêtes qui broutaient et voletaient, dans le prodigieux tapis bleu que le jour étendait dans l’espace, dans les feux innombrables que la nuit y révélait. Bien qu’il n’eût en lui que les forces virtuelles accumulées par les besoins non satisfaits des hommes disparus, bien qu’à peu près personne avant lui n’eût regardé vivre la forme, il sut tout de suite voir que tous nos désirs et tous nos rêves, et tout ce qui est divin en nous, tout nous vient de nos rencontres avec elle, des sites gracieux et rudes au milieu desquels nous avons vécu, des corps majestueux que nous avons vus s’incliner pour les pleurs ou se relever pour l’espérance, des mains qui supplient ou qui s’ouvrent ou écartent de longs cheveux sur des visages attentifs ou douloureux ou graves. Il en eut un sens si pur que l’image qu’il en fait vivre sur les murs d’Assise et de Padoue passe directement en nous ainsi qu’une action vivante, sans que nous ayons eu le temps de nous apercevoir que ce n’est là, au sens propre du mot, ni de la sculpture, puisque les profils et les groupes, disposés sculpturalement, sont projetés sur une surface peinte, ni de la peinture, puisque le rôle des valeurs, des reflets et des passages y est à peine soupçonné. Cette forme rudimentaire est traversée d’un éclair d’âme qui la dresse d’un seul coup.
La Vie de Saint-François d'Assise François chasse les démons de la ville d'Arezzo Basilique Saint-François d'Assise.
Il fut à lui tout seul en Italie ce christianisme populaire qui poussait à cette époque en champs touffus dans la sensibilité des foules françaises. Il sentit comme elles sans effort, pour l’exprimer dans ce langage à la fois intellectuel et sentimental que sa race et son ciel pouvaient seulement lui dicter, ce qui correspondait à tous les hommes dans la naissance et la vie et la mort d’un homme que les misérables avaient laissé diviniser pour se mieux reconnaître en lui. Il retrouva dans l’ingénuité de son cœur le plus haut drame humain. Et comme il ne voyait, dans les gestes de ses acteurs, que leur direction essentielle, il les fit plus directs, plus justes et plus vrais pour révéler ce drame aux hommes qui désormais n’auraient plus qu’à laisser retomber leurs paupières pour le sentir vivant en eux.
Il nous envahit doucement par ondes calmes et qui ne cessent pas et nous suivons, comme une feuille abandonnée aux grandes eaux d’un fleuve, en dedans des hommes et des femmes, une irrésistible douceur qui les prosterne autour du héros mort, coule dans leurs mains pour soutenir sa tête exsangue, ses pieds brisés, ses bras, et se répand ainsi qu’une lumière égale dans la terre et le ciel qui s’apaisent autour de lui. Jamais personne avant Giotto, même ceux qui s’étaient tournés vers elle pour l’adieu, jamais personne n’avait saisi tout à fait le rôle de la femme dans l’humanité intérieure, jamais personne ne l’avait vue ainsi toujours au centre de la passion, sans cesse déchirée par la maternité, par l’amour, crucifiée à toutes les heures. Jamais personne n’avait dit qu’elle n’a pas, comme les dieux vivants que nous attachons à la croix, la consolation de l’orgueil, qu’elle se laisse torturer sans que faiblisse sa foi en ses bourreaux qui sont ses fils et les pères de ses fils, et sans leur demander une autre récompense que le droit de souffrir pour eux. On n’avait pas encore vu tout ce qu’il y a dans un visage dont les yeux se creusent sous les plis crispés des sourcils, dans une tête reposant sur deux mains nouées, dans deux bras qui s’écartent. Cette œuvre est le plus grand poème dramatique de la peinture. Elle ne se décrit pas, elle ne s’explique pas, elle ne s’évoque pas, elle se vit. Il faut avoir vu, à Assise, ces harmonies ardentes faire remuer les ténèbres, le tas des enfants égorgés, les mères qui meurent ou supplient ou regardent, sur leurs genoux, un petit corps flasque, les soldats qui ressemblent à des bouchers. Il faut avoir vu, à Florence, les amis de François qu’incline sur sa mort la houle de douleur des dernières minutes. Il faut avoir vu, à Padoue, les femmes agenouillées, celles qui ouvrent les bras, celles qui font au cadavre divin un berceau de leurs mains unies, et le Christ parmi les hommes hideux qui l’outragent, et ceux qui souffrent et ceux qui prient et ceux qui aiment. Et quand on a vu, c’est comme un vin fort et doux qu’on emporte en soi pour toujours.
Giotto avait recueilli l’écho de l’art français dans les livres d’enluminures, et rencontré certainement en Italie des maçons et des imagiers venus des bords de la Seine. Le fils du vieux sculpteur de Pise, Giovanni, qui le précédait à peine, l’avait touché par ses nativités pleines de tendresse affairée, enchantées d’entendre l’enfant vagir, de voir les bêtes tondre l’herbe, de surprendre la vie à son aurore avec la mère ravie qui se penche sur le berceau. Il l’avait bouleversé par ses scènes de meurtre, mises en croix, enfants massacrés, drames ardents et si mouvementés qu’ils semblent passionner la pierre, la jeter en paquets de flamme au-devant du spectateur. Il l’avait enthousiasmé par la sûreté de sa langue, nerveuse et souple comme une longue épée qu’on ploie, et qui foisonne d’éclairs. Par les peintres siennois, il était remonté jusqu’à Ravenne où, devant la splendeur polychrome des mosaïques miroitantes, il avait soupçonné, à travers Byzance, le calme des Panathénées qui défilaient encore autour du Parthénon. Il avait vu l’architecture antique à Rome, à Naples, à Assise où le peintre Cavallini lui apportait la tradition des mosaïstes romains. Face aux fresques de Cimabue, toutes fraîches encore, bleues et or et rougissant à la lueur des torches, il avait travaillé dans l’obscurité de l’église basse où tous les cieux mystiques ont accumulé dans le salpêtre leur azur, leurs crépuscules et les étoiles de leurs nuits. La ligne des montagnes, les golfes, les hommes l’avaient partout sollicité. Voyez ces figures qui s’avancent, pures, et d’un seul mouvement, ces harpes, ces violons qui jouent, ces palmes secouées, ces bannières qui s’inclinent, ces nobles groupes autour des lits de mort, d’accouchement ou d’agonie. Quelque chose y frémit que ne connaissaient pas les Grecs, de la douleur sur les bouches, de la douceur dans les yeux, la confiance que l’homme eut un moment en l’homme, et l’espoir de ne plus souffrir. Quelque chose y resplendit que ne connaissait plus le Moyen Âge occidental, un retentissement des formes dans les autres formes, une harmonie de mouvements qui se répondent, un trait réunissant dans son ondulation rythmique des torses qui se penchent et d’autres qui se couchent et d’autres qui restent debout.
Je ne puis, pour mon compte, imaginer un homme plus intelligent que Giotto. Et je suis sûr que cette intelligence n’est que l’épuration progressive et logique du sentiment le plus candide et de l’émotion la moins apprêtée. Il n’a eu qu’à regarder mourir son ami, accoucher sa femme, souffrir son enfant, pour savoir comment les attitudes de ceux qui pleurent ou agissent autour du drame s’organisent spontanément, tous ayant le drame même comme unique centre d’attraction. Sans effort, semble-t-il, et pour exprimer directement et naturellement ce drame et les circonstances de ce drame, les masses vivantes obéissent aux lois secrètes qui président de toute éternité à l’harmonie des groupements. C’est parce que chacun des êtres qui y sont mêlés agit selon sa fonction sentimentale, qu’il participe à la fonction plus générale de l’ensemble, fonction artiste, métaphysique, si l’on veut, qui reproduit l’eurythmie mystérieuse des mondes avec une instinctive et musicale et pourtant étroite fidélité. Auprès du vieux maître florentin, Raphaël ne semble apercevoir que l’extérieur des gestes, Michel-Ange donne l’impression d’un effort désespéré vers cet équilibre parfait qui, pour Giotto, est une fonction essentielle, Rubens paraît forcer en attitudes théâtrales le mouvement intérieur qui ordonne et distribue, et Rembrandt rechercher quelquefois l’effet. L’ordre que tous poursuivent avec fièvre, dans les intuitions brusques, les tempêtes, les révoltes ou les tensions soutenues de l’esprit, entre en Giotto avec l’émotion elle-même, qui prend son caractère architectural et plastique dans l’harmonieux fusionnement de la pensée et du cœur. Par là, la « composition » de Giotto est peut-être le plus grand miracle de la peinture. Je dis « miracle », le miracle étant la réalisation la plus spontanée dans le geste, du désir le plus inaccessible dans l’esprit. Ces mains qui se joignent, ces doigts qui se crispent sur ces poitrines, ces corps qui s’agenouillent ou se relèvent ou s’inclinent à demi ou se tiennent droits, cet étagement progressif des formes humaines, tout l’appareil extérieur du désespoir, de la supplication, de l’adoration, de la prière qui constitue cette œuvre pathétique, entre d’un flot dans l’unité de la pensée pour démontrer l’accord définitif de nos besoins moraux et de nos besoins esthétiques. Une puissante et entraînante mélodie emporte et berce tous les gestes désespérés… Ce poète de la douleur avait en lui la joie des époques vivantes où tout aboutit, se rejoint et s’accorde dans les esprits pour le réconfort de ceux qui chercheront leurs traces quels que soient leur foi, leur vie, et le motif de leur souffrance, et la forme de leur espoir. Ce n’est pas Giotto qui fit l’unité de son œuvre, c’est l’unité du temps qui le créa. Et l’Unité, qui est une hymne, nous élève au-dessus des larmes. Giotto ne pleure pas sur le Christ ou la femme et nous ne pleurons pas non plus. C’est une indicible douceur, une indicible espérance. Il comprend, il se penche, il tend une main forte, il relève celui qui est tombé, pour le soutenir et l’entraîner il entonne un chant magnifique, et sa grande ligne sévère ondule, monte, descend et remonte comme une voix.
Profondément Italien par son génie idéaliste, dramatique et décoratif, et contenant, bien qu’il résumât un seul moment de l’Italie, toute l’Italie qui viendrait, et jusqu’à l’Italie déchue, Giotto communia dans l’humanité la plus générale avec tous les héros de la peinture par la piété avec laquelle il accueillit la vie, par le sentiment passionné qu’il eut des charges qu’elle lui confia, par le désir divin qui lui faisait transfigurer le monde et soutenir les bleus célestes du paradis entrouvert sur les graves accents humains des rouges, des verts et des noirs… Son espoir ne monta jamais plus haut que sa vaillance d’homme. Le jour où il rassembla autour de Jésus crucifié des anges à plumes de rayons à demi plongés dans le ciel, il retrouva le symbole suprême qu’Eschyle avait imaginé pour fortifier notre courage, quand il vit voler autour de Prométhée l’essaim des Océanides."
Elie faure, Histoire de l'Art. 1912
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